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Jusqu'à quel point il avait été capable de rai

sonner.

demander s'il était capable de raisonnement, et jusqu'à quel point.

Raisonner, c'est saisir les rapports par lesquels deux, trois jugemens, ou un plus grand nombre, sont liés les uns aux autres. Quand, par exemple, je retire la main à la vue d'un charbon ardent qu'on approche de moi, je juge que ce charbon brûle, qu'il ne me brûlera pas si je m'en éloigne, et que par conséquent je dois retirer la main. Il n'en faut pas même davantage à un logicien pour faire un syllogisme. Je dois éviter, dira-t-il, tout ce qui brûle: or ce charbon brûle; je dois donc l'éviter. Mais la décomposition de ces jugemens et la forme syllogistique ne font pas le raisonnement, ce n'est qu'une manière de l'énoncer; et dans l'exemple que je viens de rapporter, ce développement est si inutile, qu'il en est ridicule.

Cependant ce même développement devient absolument nécessaire lorsque les raisonnemens sont fort composés; car alors nous ne pouvons plus embrasser d'une simple vue tous les jugemens et tous les rapports qu'ils renferment. Nous en considérons donc séparément les différentes parties; nous les développons l'une après l'autre ; nous donnons des signes à chaque idée, à chaque jugement, à chaque rapport. Par ce moyen nous découvrons peu à peu ce que nous ne pourrions pas saisir d'un seul coup d'oeil ; et cette décomposition, qui est tout-à-fait frivole dans un raison

nement simple, devient solide dans un raisonnement composé, parce qu'elle y est nécessaire. Cependant l'un et l'autre sont l'effet des mêmes opérations: car soit qu'on saisisse plusieurs rapports à la première vue, ou qu'on les découvre successivement, on porte dans l'un et l'autre cas des jugemens dont l'un est une conséquence des autres. Quand, par exemple, un géomètre dit, les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits, cette proposition est une conséquence des jugemens dont il a formé sa démonstration, et cette démonstration lui est si familière, qu'il ne tient qu'à lui de s'en représenter toutes les parties à la fois. Or je demande si son esprit ne fait pas alors, au même instant, toutes les opérations que fait successivement celui d'un élève qui apprend à démontrer cette vérité.

Le jeune homme de Chartres avait contracté l'habitude de veiller à ses besoins, c'est-à-dire de juger si les choses lui étaient contraires ou favorables, de conclure s'il devait les fuir ou les éviter, et d'agir en conséquence. Il ne distinguait pas successivement ces opérations; elles étaient toutes en lui au même instant. Mais la forme qu'elles prennent dans le discours est tout-à-fait étrangère à l'essence du raisonnement, et c'est pour avoir confondu ces deux choses que la logique est devenue un art si frivole.

Il est vrai que le raisonnement de ce jeune

Il s'était con

duit

par imita

homme était fort borné; il ne raisonnait point dans ces occasions où l'esprit, ne pouvant tout saisir à la fois, est obligé de procéder par des développemens qu'on ne peut faire que l'un après l'autre. Il était donc naturel qu'il ne tirất pas de la comparaison de ses idées tout ce qu'il semble qu'il en aurait pu tirer; et il ne nous paraîtrait pas même qu'il en eût pu tirer davantage, si l'habitude où nous sommes de nous aider des signes nous permettait de remarquer tout ce que nous leur devons. Nous n'aurions qu'à nous mettre à sa place pour comprendre combien il devait acquérir peu de connaissances; mais nous jugeons toujours d'après notre situation.

Borné dans ses raisonnemens, sa réflexion, para qui n'avait pour objet que des sensations vives ou

tion et ha

bitude plutôt que par réflexion.

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nouvelles, n'influait point dans la plupart de ses actions, et que fort peu dans les autres. Il ne se conduisait que par habitude et par imitation, surtout dans les choses qui avaient moins de rapport à ses besoins. C'est ainsi que faisant ce que la dévotion de ses parens exigeait de lui, il n'avait jamais songé au motif qu'on pouvait avoir, et ignorait qu'il dût y joindre une intention. Peutêtre même l'imitation était-elle d'autant plus exacte, que la réflexion ne l'accompagnait point; car les distractions doivent être moins fréquentes dans un homme qui sait peu réfléchir.

Il semble que pour savoir ce que c'est que

la

ment ce que c'est que la vie ni ce

vie, ce soit assez d'être et de sentir. Cependant, au hasard d'avancer un paradoxe, je dirai que ce que c'est que la jeune homme en avait à peine une idée. Pour un être qui ne réfléchit pas pour nous-mêmes, dans ces momens où, quoique éveillés, nous ne faisons que végéter, les sensations ne sont que des sensations, et elles ne deviennent des idées que lorsque la réflexion nous les fait considérer comme images de quelque chose. Il est vrai qu'elles guidaient ce jeune homme dans la recherche de ce qui était utile à sa conservation, et l'éloignaient de ce qui pouvait lui nuire; mais il en suivait l'impression sans réfléchir sur ce que c'était que se conserver ou se laisser détruire. Une preuve de la vérité de ce que j'avance, c'est qu'il ne savait pas bien distinctement ce que c'était que la mort. S'il avait su ce que c'était que la vie, n'aurait-il pas vu aussi distinctement que nous que la mort n'en est que la privation?

L'illustre secrétaire de l'Académie des sciences a fort bien remarqué que le plus grand fond des idées des hommes est dans leur commerce réciproque. J'ajoute seulement que c'est l'usage des

passage

de cette

La mort peut se prendre encore pour le vie dans une autre. Mais ce n'est pas là le sens dans lequel il faut ici l'entendre. M. de Fontenelle ayant dit que ce jeune homme n'avait point d'idée de Dieu ni de l'âme, il est évident qu'il n'en avait pas davantage de la mort prise pour le passage de cette vie dans une autre.

De ce que nos idées ne sont dé

signes qui met ce fond en valeur. Ce sont eux qui contribuent au plus grand développement des opérations de l'esprit.

Il s'offre cependant une difficulté. Si notre esterminées que prit, dira-t-on, ne fixe ses idées que par des signes,

il ne s'ensuit pas

nemens ne rou

que nos raison- nos raisonnemens courent risque de ne rouler lent que sur des souvent que sur des mots, ce qui doit nous jeter dans bien des erreurs.

mots.

Méprises de Locke au sujet

signes.

Je réponds que la certitude des mathématiques lève cette difficulté. Pourvu que nous déterminions si exactement les idées attachées à chaque signe, que nous puissions dans le besoin en faire l'analise, nous ne craindrons pas plus de nous tromper que les mathématiciens lorsqu'ils se servent de leurs chiffres. A la vérité cette objection fait voir qu'il faut se conduire avec beaucoup de précaution pour ne pas s'engager, comme bien des philosophes, dans des disputes de mots et dans des questions vaines et puériles: mais par là elle ne fait que confirmer ce que j'ai moi-même

remarqué.

On peut observer ici avec quelle lenteur l'esprit s'élève à la connaissance de la vérité. Locke en fournit un exemple qui me paraît curieux.

Quoique la nécessité des signes pour les idées de l'usage des des nombres ne lui ait pas échappé, il ne parle pas cependant comme un homme bien assuré de ce qu'il avance. Sans les signes, dit-il, avec lesquels nous distinguons chaque collection d'unités, à

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