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L'unité du récit, en effet, devient alors possible à concilier avec les détails; il y a dans tout pays une certaine unité nationale, qui résulte de la communauté des moeurs, des lois, de la langue, des évènemens, et qui s'est empreinte dans la civilisation. Nous pouvons suivre les faits pas à pas sans perdre de vue l'ensemble. Enfin, il est, je ne veux pas dire, facile, mais possible de réunir les connaissances nécessaires pour un tel travail.

Je me suis donc décidé, Messieurs, à préférer cette seconde méthode, à abandonner l'histoire générale de la civilisation européenne chez tous les peuples qui ont concouru à sa formation, pour ne m'occuper avec vous que d'une civilisation particulière, qui puisse devenir pour nous, en tenant compte des différences, l'image de la grande destinée européenne.

du

Le choix de la méthode une fois fait, celui

pays ne m'a pas été difficile; j'ai pris l'histoire de la France, de la civilisation Francaise. Je ne me défendrai certes pas d'avoir éprouvé, à ce choix, un sentiment de plaisir; toutes les émotions, toutes les susceptibilités du patriotisme sont légitimes; ce qui importe, c'est qu'elles soient avouées par la vérité, par la raison, Quelques personnes semblent craindre aujourd'hui que le

patriotisme n'ait beaucoup à souffrir de l'étendue des sentimens et des idées qui naissent de l'état actuel de la civilisation européenne; on prédit qu'il ira s'énerver et se perdre dans le cosmopolitisme. Je ne saurais partager de telles craintes. Il en sera aujourd'hui de l'amour de la patrie, comme de toutes les opinions, de toutes les actions, de tous les sentimens des hommes. Celui-là aussi est condamné, j'en conviens, à subir constamment l'épreuve de la publicité, de la discussion, de l'examen; il est condamné à n'être plus un préjugé, une habitude, une passion aveugle et exclusive; il est condamné à avoir raison. Il ne périra point sous le poids de cette nécessité, Messieurs, pas plus que tous les sentimens naturels et légitimes; il s'épurera, au contraire, il s'élèvera. Ce sont des épreuves qu'il aura à subir; il en sortira vainqueur. Je crois pouvoir l'affirmer; si une autre histoire en Europe m'avait paru plus grande, plus instructive, plus propre que celle de la France à représenter le cours de la civilisation générale, je l'aurais choisie. Mais j'ai raison de choisir la France; indépendamment de l'intérêt spécial que son histoire a pour nous, depuis long-temps l'opinion européenne proclame la France le pays le plus civilisé de l'Europe. Toutes les fois que la lutte ne

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s'engage pas entre les amours-propres nationaux, quand on cherche l'opinion réelle et désintéressée des peuples dans les idées, les actions où elle se manifeste indirectement et sans prendre la forme de la controverse, on reconnaît que la France est le pays dont la civilisation a paru la plus complète, la plus communicative, a le plus frappé l'imagination européenne.

Et qu'on ne croie pas, Messieurs, que cette prédominance de notre patrie tienne uniquement à l'agrément des relations sociales, à la douceur de nos mœurs, à cette vie facile et animée qu'on vient si souvent chercher dans notre pays. Cela y a sans doute quelque part; mais le fait dont je parle a des causes plus générales et plus profondes; ce n'est point une mode aristocratique, comme on eût pu le croire quand il s'agissait de la civilisation du siècle de Louis XIV, ni une effervescence populaire, comme le spectacle de notre temps a pu le faire supposer. La préférence que l'opinion désintéressée de l'Europe accorde à la civilisation française est philosophiquement légitime; c'est le résultat d'un jugement instinctif, confus sans doute, mais bien fondé, sur la nature de la civilisation en général et ses véritables élémens.

Vous vous rappelez, j'espère, Messieurs, la dé

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finition que j'ai essayé de donner de la civilisation, en ouvrant le cours de l'été dernier. J'ai recherché quelles idées s'attachaient à ce mot, dans le bon sens commun des hommes. Il m'a paru que, de l'avis général, la civilisation consistait essentiellement dans deux faits : le développement de l'état social, et celui de l'état intellectuel; le développement de la condition extérieure et générale, et celui de la nature intérieure et personnelle de l'homme; en un mot, le perfectionnement de la société et de l'humanité.

Et non-seulement, Messieurs, ces deux faits constituent la civilisation; mais leur simultanéïté, leur intime et rapide union, leur action réciproque, sont indispensables à sa perfection. J'ai fait voir que, s'ils n'arrivent pas toujours en ́semble, si tantôt le développement de la société, tantôt celui de l'homme individuel va plus vite et plus loin, ils n'en sont pas moins nécessaires F'un à l'autre, et se provoquent, s'amènent l'un l'autre, tôt ou tard. Quand ils vont long-temps l'un sans l'autre, quand leur union se fait longtemps attendre, le sentiment d'une pénible laeune, de l'incomplet, du regret, s'empare des spectateurs. Une grande amélioration sociale, un grand progrès du bien-être matériel, se manifestent-ils, chez un peuple, sans être accompagnés

d'un beau développement intellectuel, d'un progrès analogue dans les esprits? l'amélioration sociale semble précaire, inexplicable, presque illégitime. On lui demande quelles idées générales l'ont produite et la justifient, à quels principes elle se rattache. On veut se promettre qu'elle ne sera point limitée à quelques générations, à un certain territoire; qu'elle se communiquera, se répandra, deviendra la conquête de tous les peuples. Et comment l'amélioration sociale peut-elle se communiquer, se répandre, si ce n'est par les idées, sur l'aile des doctrines? Les idées seules se jouent des distances, passent les mers, se font partout comprendre et accueillir. Telle est d'ailleurs la noble nature de l'humanité, qu'elle ne saurait voir un grand développement de force matérielle sans aspirer à la force morale qui doit s'y joindre et la dominer; quelque chose de subalterne demeure empreint dans le bien-être social, tant qu'il n'a pas porté d'autres fruits que le bien-être même, tant qu'il n'a pas élevé l'esprit de l'homme au niveau de sa condition.

Qu'en revanche il éclate quelque part un grand développement d'intelligence, et qu'aucun progrès social n'y paraisse attaché, on s'étonne, on s'inquiète. Il semble qu'on voie un bel arbre qui ne porte pas de fruits, un soleil qui n'é

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