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proconsul romain envoyé pour gouverner passagèrement telle ou telle province; celui des anciens chefs nationaux, du gouvernement qu'avait le pays avant de tomber sous le joug romain. Ces deux pouvoirs étaient, je crois, à tout prendre, plus iniques, plus funestes que l'administration impériale qui leur succéda. Je ne crois pas que rien ait pu être plus effroyable, pour une province, que le gouvernement d'un proconsul romain, avide tyran de passage, qui venait là pour faire sa fortune et se livrer quelque temps à tous les besoins de l'intérêt personnel, à tous les caprices du pouvoir absolu. Sans doute ces proconsuls n'étaient pas tous des Verrès ou des Pison; mais les crimes d'un temps donnent aussi sa mesure; et s'il fallait un Verrès pour soulever l'indignation de Rome, que ne pouvait pas faire un proconsul avant d'approcher de cette limite? Quant aux anciens chefs du pays, c'était, jen'en doute pas, un gouvernement. prodigieusement irrégulier, oppressif, barbare.. La civilisation de la Gaule, lorsqu'elle fut conquise par les Romains, était très-inférieure à celle de Rome; les deux pouvoirs qui y prévalaient étaient, d'une part, celui des prêtres, des Druides, de l'autre celui de chefs qu'on peut comparer aux chefs de clans. L'ancienne orga

nisation sociale des campagnes en Gaule ressemblait assez en effet à celle de l'Irlande ou de la Haute - Écosse; la population se groupait autour des hommes considérables, des grands propriétaires; Vercingentorix par exemple, était probablement un chef de cette sorte, patron d'une multitude de paysans, de petits propriétaires, attachés à ses domaines, à sa famille, à ses intérêts. De beaux et honorables sentimens, Messieurs, peuvent se développer dans ce système; il peut inspirer, aux hommes qui s'y trouvent engagés, des habitudes puissantes, des affections profondes; mais il est, à tout prendre, peu favorable aux progrès de la civilisation. Rien de régulier, de général ne s'y établit; les passions grossières s'y déploient librement; les guerres privées y sont sans fin; les moeurs y demeurent stationnaires; toutes choses s'y décident dans des intérêts individuels ou locaux; tout y fait obstacle à l'accroissement de la prospérité, à l'extension des idées, au riche et rapide développement de l'homme et de la société. Quand l'administration impériale prévalut dans la Gaule, quelque amers et légitimes que pussent être les ressentimens et les regrets patriotiques, elle fut, à coup sûr, plus éclairée, plus impartiale, plus préoccupée de vues générales et d'intérêts vrai

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ment publics que n'avaient été les anciens gouvernemens nationaux. Elle n'était ni engagée dans les rivalités de famille, de cité, de tribu, ni enchaînée à des préjugés de religion, de naissance, à des mœurs sauvages et immobiles. D'autre part, les gouverneurs, plus stables dans leurs fonctions, contrôlés jusqu'à un certain point par l'autorité impériale, étaient moins avides, moins violens, moins oppressifs que les proconsuls du sénat. Aussi voit-on, dans les Ier, II et même III siècles, un progrès véritable dans la prospérité et la civilisation de la Gaule. Les villes s'enrichissent, s'étendent; le nombre des hommes libres augmente. C'était, parmi les anciens gaulois, une habitude, c'est-à-dire une nécessité, pour les simples hommes libres, de se mettre sous la protection d'un grand, de s'enrôler sous la bannière d'un patron; ainsi seulement ils se procuraient quelque sécurité. Cette coutume, sans disparaître complètement, diminue dans les premiers siècles de l'administration impériale; les hommes libres prennent une existence plus indépendante, ce qui prouve qu'elle est mieux garantie par les lois générales, par les pouvoirs publics. Plus d'égalité s'introduit entre les classes diverses; toutes arrivent à la fortune et au pouvoir. Les moeurs s'adoucissent; les

idées s'étendent, le pays se couvre de monumens, de routes. Tout indique enfin une société qui se développe, une civilisation en progrès. Mais les bienfaits du despotisme sont courts, et il empoisonne les sources même qu'il ouvre. Il ne possède, pour ainsi dire, qu'un mérite d'exception, une vertu de circonstance; et dès que son heure est passée, tous les vices de sa nature éclatent et pèsent de toutes parts sur la

société.

A mesure que l'empire, ou pour mieux dire le pouvoir de l'empereur s'affaiblit, à mesure qu'il se vit en proie à plus de dangers extérieurs et intérieurs, ses besoins devinrent plus grands et plus pressans; il lui fallut plus d'argent, plus d'hommes, plus de moyens d'action de tout genre; il demanda davantage aux peuples, et en même temps il s'occupa moins d'eux. Il envoyait plus de troupes sur les frontières pour résister aux barbares, il en restait moins dans l'intérieur pour maintenir l'ordre. On dépensait plus d'argent à Constantinople ou à Rome pour acheter des auxiliaires ou satisfaire de dangereux courtisans; on en employait moins pour l'administration des provinces. Le despotisme se trouvait ainsi à la fois plus exigeant et plus faible, obligé de prendre beaucoup et incapable de protéger

même le peu qu'il laissait. Ce double mal avait pleinement éclaté à la fin du IVe siècle. Non-seulement à cette époque tout progrès social a cessé; mais le mouvement rétrograde est sensible; le territoire est envahi de toutes parts, l'intérieur parcouru et dévasté par des bandes de barbares; la population décline, surtout dans les campagnes; au milieu des villes, les travaux publics s'arrêtent, les embellissemens sont suspendus, les hommes libres recommencent en foule à rechercher la protection de quelque homme puissant. C'est la plainte continuelle des écrivains gaulois des IV et V siècles, de Salvien par exemple dans son ouvrage de Gubernatione Dei, le tableau le plus vif et le plus curieux peut-être de l'état de la société à cette époque. Partout enfin apparaissent tous les symptômes de la décadence du gouvernement, de la désolation du pays.

Le mal alla si loin que l'empire Romain se sentit hors d'état de vivre: il commença par rappeler ses troupes; il dit aux provinces, à la Grande-Bretagne, à la Gaule : « Je ne puis plus vous dé» fendre, défendez-vous vous-mêmes. » Bientôt il fit davantage; il cessa de les gouverner; l'administration elle-même se retira comme les troupes. C'est le fait qui s'accomplit au milieu du Va siècle. L'empire Romain se replie de toutes parts, et

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