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l'anatomie historique. Mais, pour la société, comme pour l'individu, l'anatomie n'est pas toute la science. Non-seulement les faits subsistent, mais ils tiennent les uns aux autres; ils se succèdent et s'engendrent par l'action de certaines forces, qui agissent sous l'empire de certaines lois. Il y a, en un mot, une organisation et une vie des sociétés comme de l'individu. Cette organisation a aussi sa science, la science des lois cachées qui président au cours des évènemens. C'est la physiologie de l'histoire.

Ni l'anatomie, ni la physiologie historique ne sont l'histoire complète, véritable. Vous avez énuméré les faits; vous savez suivant quelles lois générales et intérieures ils se sont produits. Connaissez-vous aussi leur physionomie extérieure et vivante? Sont-ils devant vos yeux sous des traits individuels, animés? Assistez-vous au spectacle de la destinée et de l'activité humaine? Il le faut absolument, car ces faits, qui sont morts, ont vécu; ce passé a été le présent; s'il ne l'est pas redevenu pour vous, si les morts ne sont pas ressuscités, vous ne les connaissez pas; vous ne savez pas l'histoire. L'anatomiste et le physiologiste soupçonneraient-ils l'homme s'ils ne l'avaient jamais vu vivant?

La recherche des faits, l'étude de leur organi

sation, la reproduction de leur forme et de leur mouvement, voilà donc l'histoire telle que la veut la vérité. On peut n'accepter que l'une ou l'autre de ces tâches; on peut considérer le passé sous tel ou tel point de vue, se proposer tel ou tel dessein; on peut s'attacher de préférence à la critique des faits, ou à l'étude de leurs lois, ou à la reproduction du spectacle. Ces travaux peuvent être excellens, glorieux; seulement il ne faut jamais oublier qu'ils sont partiels, incomplets,

que ce n'est pas là l'histoire, qu'elle a un triple problème à résoudre, que toute grande œuvre historique, pour être mise à sa vraie place, doit être considérée et jugée sous un triple rapport.

Sous le premier, pour la recherche et la critique des élémens historiques matériels, l'Histoire du Droit romain dans le moyen âge est un livre très-remarquable. Non-seulement M. de Savigny a découvert ou rétabli beaucoup de faits inconnus ou méconnus, mais il a très-bien assigné, ce qui est plus rare et plus difficile, leur relation véritable. Quand je dis leur relation, je ne parle pas encore des liens qui les unissent dans leur développement, mais seulement de leur disposition, de la place qu'ils occupent les uns à l'égard des autres, et de leur importance relative. Rien de si commun, en histoire, même

avec une science fort exacte des faits, que de leur assigner une place autre que celle qu'ils ont réellement occupée, de leur attribuer une importance qu'ils n'ont point eue. M. de Savigny n'a point échoué contre cet écueil : son énumération des faits est savante, rigoureuse, et il les distribue, il les mesure avec la même science, le même discernement; je le répète, dans tout ce qui tient à l'étude anatomique de cette portion du passé qui a fait l'objet de son travail, il ne laisse presque rien à désirer.

Comme histoire philosophique, comme étude de l'organisation générale et progressive des faits, je n'en saurais dire autant. Il ne paraît pas que M. de Savigny se soit proposé cette tâche, qu'il y ait même pensé. Non-seulement il n'a point cherché à mettre l'histoire particulière dont il s'occupait en rapport avec l'histoire générale de la civilisation et de l'humanité; mais, dans l'intérieur même de son sujet, il s'est peu inquiété de l'enchaînement systématique des faits; il ne les a point considérés comme causes et effets, dans leur rapport de génération. Ils se présentent dans son travail, isolés, n'ayant entre eux d'autre rapport que celui des dates, rapport qui n'est pas un lien véritable, et ne donne aux faits ni sens ni valeur.

La vérité poétique ne s'y rencontre pas davantage; les faits n'apparaissent point à M. de Savigny sous leur physionomie vivante. Il n'avait sans doute, en un tel sujet, ni caractères, ni scènes à reproduire; ses personnages sont des textes, ses évènemens des publications ou des abrogations de lois. Ces textes cependant, ces réformes législatives ont appartenu à une société qui avait ses moeurs, sa vie ; ils se sont associés à des évènemens plus propres à frapper l'imagination, à des invasions, à des fondations d'États, etc. Il y a là un certain aspect dramatique à saisir; M. de Savigny n'y réussit point; ses dissertations ne sont point empreintes de la couleur du spectacle auquel elles se rattachent; il ne reproduit pas plus les traits extérieurs et individuels de l'histoire que ses lois intimes et générales.

Et ne croyez pas, Messieurs, qu'il n'y ait en ceci d'autre mal, que celui d'une lacune, et que cette absence de la vérité philosophique et poétique soit sans effet pour la critique des élémens matériels de l'histoire. Plus d'une fois M. de Savigny, faute d'avoir bien saisi les lois et la physionomie des faits, a été induit en erreur sur les faits mêmes; il ne s'est pas trompé sur des textes, des dates; il pas omis ou inexactement rapporté tel ou tel

n'a

évènement; il a commis un genre d'erreur pour lequel les Anglais ont un mot qui manque à notre langue, misreprésentation, c'est-à-dire qu'il a répandu sur les faits une fausse couleur; fausseté qui ne tient pas à l'inexactitude de tel ou tel détail, mais au défaut de vérité dans l'aspect de l'ensemble, dans la manière dont le miroir réfléchit le tableau. En traitant, par exemple, de l'état social des Germains avant l'invasion, M. de Savigny parle avec détail des hommes libres, de leur situation et de leur rôle dans les institutions nationales'; sa connaissance des documens historiques est étendue et exacte; les faits qu'il allègue sont vrais; mais il ne s'est pas bien représenté la mobilité irrégulière des situations chez les Barbares, fi la lutte cachée de ces deux sociétés, la tribu et la bande guerrière, qui coexistaient chez les Germains, ni l'influence de la dernière pour altérer l'égalité et l'indépendance individuelle qui servaient de base à la première, ni les vicissitudes et les transformations successives que la condition des hommes libres avait subies par cette influence. De là une méprise générale, à mon avis, dans la peinture

1 T. 1, p. 160–195.

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