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saires parlent-ils de l'état actuel de l'esprit humain, de la direction de ses travaux? Ils l'accusent de sécheresse, de petitesse. Cette méthode rigoureuse, positive, cet esprit scientifique abaisse, disent-ils, les idées, glace l'imagination, ôte à l'intelligence sa grandeur, sa liberté, la rétrécit et la matérialise. S'agit-il de l'état des sociétés, de ce qui s'y tente, de ce qui s'y fait? On poursuit des chimères, on s'embarque sur la foi des théories; ce sont les faits qu'il faut étudier, respecter, chérir; il ne faut croire qu'à l'expérience. En sorte que la civilisation actuelle est accusée à la fois de sécheresse et de rêverie, d'hésitation et de précipitation, de timidité et de témérité. Comme philosophes, nous rampons terre à terre; comme politiques, nous tentons l'entreprise d'Icare, nous aurons le même sort.

et

C'est ce double reproche, ou, pour mieux dire, ce double péril, Messieurs, que nous avons à repousser.Nous sommes chargés en effet de résoudre le problème qui y donne lieu. Nous sommes chargés de faire prévaloir de plus en plus dans l'ordre intellectuel, l'empire des faits, dans l'ordre social, l'empire des idées; de gouverner de plus en plus notre raison selon la réalité, la réalité selon notre raison; de maintenir à la fois, la rigueur de la méthode scientifique, et le légitime empire de

l'intelligence. Il n'y a rien là de contradictoire, tant s'en faut; c'est au contraire le résultat naturel, nécessaire, de la situation de l'homme comme spectateur au milieu du monde, et de sa mission comme acteur sur le monde. Je ne suppose rien, Messieurs, je n'explique point, je décris ce qui est. Nous sommes jetés dans un monde que nous n'avons point créé ni inventé; nous le trouvons, nous le regardons, nous l'étudions; il faut bien que nous le prenions comme un fait, car il subsiste hors de nous, indépendamment de nous; c'est sur des faits que notre exprit s'exerce, il n'a que des faits pour matériaux; et quand il en découvre les lois générales, ces lois sont elles-mêmes des faits qu'il constate. Ainsi le veut notre situation comme spectateurs. Comme acteurs nous faisons autre chose; quand nous avons observé les faits extérieurs, leur connaissance développe en nous des idées qui leur sont supérieures; nous nous sentons appelés à réformer, à perfectionner, à régler ce qui est; nous nous sentons capables d'agir sur le monde, d'y étendre le glorieux empire de la raison. C'est là la mission de l'homme : comme spectateur, il est soumis aux faits; comme acteur, il s'en empare et leur imprime une forme plus régulière, plus pure. Je le disais donc tout

à l'heure à bon droit; il n'y a rien de contradictoire dans le problème que nons avons à résoudre. Il est très-vrai qu'un double péril est attaché à cette double tâche; en étudiant les faits l'intelligence peut s'en laisser écraser; elle peut. s'abaisser, se rétrécir, se matérialiser; elle peut croire qu'il n'y a de faits que ceux qui la frappent au premier coup-d'oeil, qui nous touchent de près, qui tombent, comme on dit, sous nos sens : grande et grossière erreur, Messieurs ; il y a des faits éloignés, immenses, obscurs, sublimes, très-difficiles à atteindre, à observer, à décrire, et qui n'en sont pas moins des faits, et que l'homme n'est pas moins obligé d'étudier et de connaître ; et s'il les méconnaît ou s'il les oublie, sa pensée, en effet, en sera prodigieusement abaissée, et toute sa science portera l'empreinte de cet abaissement. Il se peut, d'autre part, que l'ambition de l'esprit humain, dans son action sur le monde réel, soit emportée, excessive, chimérique ; qu'il s'égare en poursuivant trop loin et trop vite l'empire de ses idées sur les choses. Mais que prouve ce double péril, sinon la double mission qui le fait naître? et il faudra bien que la mission s'accomplisse, que le problème soit résolu; car l'état actuel de la civilisation le pose clairementet ne permet pas qu'on le perde

de vue. Aujourd'hui, quiconque dans la recherche de la vérité s'écartera de la méthode scientifique, ne prendra pas l'étude des faits pour base de tout développement intellectuel; et quiconque, dans l'administration de la société, ne saura pas tenir compte des principes, des idées générales, des doctrines, n'obtiendra aucun succès durable, sera sans pouvoir réel; car le pouvoir, le succès, rationnel ou social, sont maintenant attachés à la conformité de nos travaux avec ces deux lois de l'activité humaine, ces deux tendances de la civilisation.

Ce n'est pas tout, Messieurs, et nous avons encore un bien autre problème à résoudre. Des deux que je viens de je viens de poser, l'un est scientifique, l'autre social; l'un intéresse l'intelligence pure, l'étude de la vérité, l'autre l'application des résultats de cette étude au monde extérieur. Il en est un troisième qui naît également de l'état actuel de la civilisation, et nous est également imposé; un problème moral, qui se rapporte non plus à la science, non plus à la société, mais au développement intérieur de chacun de nous, au mérite, à la valeur de l'homme individuel..

Outre les reproches que je viens de rappeler, et dont notre civilisation est l'objet, on l'accuse d'exercer sur notre nature morale une funeste in1. HIST. MOD., 1828.

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fluence. On dit que, par son esprit incessamment raisonneur, par sa manie de tout discuter, de tout mesurer, de tout réduire à une valeur précise et certaine, elle refroidit, dessèche, concentre l'âme humaine; qu'à force de prétendre à ne se tromper sur rien, à repousser toute illusion, tout abandon de la pensée, à savoir le véritable prix de toutes choses, on finira par se dégoûter de toutes choses et ne plus tenir qu'à soi. On dit en même temps que, par la douceur actuelle de la vie. par la facilité et l'agrément des relations sociales, par la sécurité qui règne en général dans la société, les ames s'amollissent, s'énervent; qu'en même temps qu'on apprend à ne tenir qu'à soi, on s'accoutume à tenir, pour soi-même, à tout, à ne savoir se passer de rien, rien souffrir, rien sacrifier. En un mot, on prétend que l'égoïsme d'une part, la mollesse de l'autre, la sécheresse des moeurs et leur faiblesse, sont des résultats naturels, probables de l'état actuel de la civilisation; que le dévouement et l'énergie, les deux grandes puissances comme les deux grandes vertus de l'homme, et qui ont brillé dans des temps que nous appelons barbares, manquent et manqueront de plus en plus aux temps que nous appelons civilisés, et particulièrement au nôtre.

Il serait aisé, je crois, Messieurs, de repousser

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