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qu'à la condition du travail; l'homme ne peut rester oisif et seul. Or, les barbares étaient essentiellement oisifs; ils avaient donc besoin de vivre ensemble, et beaucoup de compagnons restèrent auprès de leur chef, menant, sur ses domaines, peu près la même vie qu'ils menaient auparavant à sa suite. Mais de là il advint que leur situation relative changea complètement: bientôt naquit, entre eux, une prodigieuse inégalité; il ne s'agit plus de quelque diversité personnelle de force, de courage, ou d'une part plus ou moins considérable en bestiaux, en esclaves, en meubles précieux; le chef, devenu grand propriétaire, disposa de beaucoup de moyens de pouvoir; les autres étaient toujours de simples guerriers; et plus les idées de la propriété s'affermirent et s'étendirent dans les esprits, plus l'inégalité se développa avec tous ses effets. On voit, à cette époque, un grand nombre d'hommes libres tomber par degrés dans une condition très - inférieure; les lois parlent sans cesse d'hommes libres, de Francs vivant sur les terres d'un autre, et réduits presque au même état que les colons'. La bande, considérée comme une société particulière, reposait sur deux faits,

Essais sur l'Histoire de France, p. 109-111.

l'association volontaire des guerriers pour mener, en commun, une vie errante, et leur égalité ces deux faits périrent dans les résultats de l'invasion; d'une part, la vie errante cessa; de l'autre, l'inégalité s'introduisit et grandit chaque jour entre les guerriers sédentaires.

Le morcellement progressif des terres, dans les trois siècles qui suivirent l'invasion, ne changea point ce résultat. Il n'y a aucun de vous qui n'ait entendu parler des bénéfices que le roi, ou les chefs considérables qui avaient occupé un vaste territoire, distribuaient à leurs hommes, pour les attacher à leur service, ou les récompenser de services rendus. Cette pratique, à mesure qu'elle s'étendit, produisit, sur ce qui restait de la bande guerrière, des effets analogues à ceux que je viens de vous signaler. D'une part, le guerrier à qui son chef donnait un bénéfice, allait l'habiter; nouveau principe d'isolement et d'individualité: d'autre part, ce guerrier avait d'ordinaire quelques hommes à lui; il en cherchait, il en trouvait qui venaient vivre avec lui dans son domaine; nouvelle source d'inégalité.

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Tels furent les effets généraux de l'invasion sur les deux anciennes sociétés germaniques, la tribu et la bande. Elles se trouvèrent également désorganisées. Les hommes entrèrent dans des situations

toutes différentes, des relations toutes nouvelles. Pour les lier de nouveau entre eux, pour en former de nouveau une société, et pour tirer de cette société un gouvernement, il fallut recourir à d'autres principes, à d'autres institutions. Dissoute comme la société romaine, la société germaine ne fournit de même, à celle qui lui succéda, que des débris.

J'espère, Messieurs, que ces mots : société dissoute, societé qui périt, ne vous font point illusion, et que vous en démêlez le véritable sens. Une société ne se dissout que parce qu'une société nouvelle fermente et se forme dans son sein; c'est là le travail caché qui tend à en séparer les élémens, pour les faire entrer dans de nouvelles combinaisons. Une telle désorganisation révèle que les faits sont changés, que les relations et les dispositions des hommes ne sont plus les mêmes, que d'autres principes, d'autres formes s'apprêtent à y présider. Ainsi, en disant qu'au VIe siècle, par les résultats de l'invasion, l'ancienne société, tant romaine que germaine, fut dissoute dans la Gaule, nous disons que par les mêmes causes, à la même époque, sur le même territoire, la société moderne commençait.

Il n'y a pas moyen, Messieurs, de démêler ni de contempler clairement ce premier

travail; toute origine; toute création est profondément cachée, et ne se manifeste au dehors que plus tard, quand elle a déjà fait de grands progrès. Cependant on peut la pressentir; et il importe que vous sachiez, dès aujourd'hui, ce qui fermentait et naissait sous cette dissolution générale des deux élémens de la société moderne; j'essaierai de vous en donner une idée en peu de mots.

Le premier fait qui se laisse entrevoir à cette époque est une certaine tendance vers le développement de la royauté. On s'est souvent prévalu de la royauté barbare au profit de la royauté moderne, à grand tort, je crois : au IV® et au XVIIe siècles, ce mot exprime deux institutions, deux forces profondément diverses. Il y avait bien chez les Barbares quelques germes d'hérédité royale, quelques traces d'un caractère religieux inhérent à certaines familles, descendues des premiers chefs de la nation, des héros devenus dieux. Nul doute cependant que le choix, l'élection ne fût alors la principale origine de la royauté, et que le caractère de chefs guerriers ne dominât dans les rois barbares.

Lorsqu'ils furent transportés sur le territoire romain, leur situation changea. Ils y trouvèrent une place vide, celle des empereurs. Il y

avait là un pouvoir, des titres, une machine de gouvernement, que les barbares connaissaient, dont ils avaient admiré l'éclat, dont ils comprirent très-vite l'efficacité; ils devaient être fort. tentés de se les approprier. Tel fut aussi le but de tous leurs efforts. Ils se révèlent à chaque pas Clovis, Childebert, Gontran, Chilpéric, Clotaire, travaillent incessamment à se parer des noms, à exercer les droits de l'empire; ils voudraient distribuer leurs ducs, leurs comtes, comme les empereurs distribuaient leurs consulaires, leurs correcteurs, leurs présidens; ils essaient de rétablir tout ce système d'impôts, de recrutement, d'administration, qui tombe en ruine. En un mot, la royauté barbare, étroite et grossière, fait effort pour se développer, et pour remplir, en quelque sorte, le cadre immense de la royauté impériale.

Pendant long-temps, le cours des choses ne lui fut pas favorable, et ses premières tentatives eurent peu de succès; cependant on démêle, dès l'origine, qu'il en restera quelque chose, que la royauté nouvelle recueillera, dans l'avenir, une portion de cet héritage impérial qu'elle aurait voulu s'approprier, tout entier, du premier coup; immédiatement après l'invasion, elle devient moins guerrière, plus religieuse et

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