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de respect pour les idées et pour les faits, de science et d'application? Dans toutes les carrières où s'exerce l'intelligence pure, dans l'érudition, la philosophie, la littérature, l'histoire, partout vous rencontrez les parlementaires, le barreau français; et en même temps, ils ont pris part à toutes les affaires publiques et privées; ils ont eu la main dans tous les intérêts réels et positifs de la société.

En quelque sens qu'on regarde et retourne la France, on lui trouvera ce double caractère; les deux faits essentiels de la civilisation s'y sont dé veloppés dans une étroite correspondance; jamais l'homme n'y a manqué de grandeur individuelle, ni sa grandeur individuelle de conséquence et d'utilité publique. On a beaucoup parlé, surtout depuis quelque temps, du bon sens comme d'un trait distinctif du génie français. Il est vrai; mais ce n'est point un bon sens purement pratique, uniquement appliqué à réussir dans ses entreprises; c'est un bon sens élevé, étendu, un bon sens philosophique, qui pénètre au fond des idées, et les comprend et les juge dans toute leur portée, en même temps qu'il tient compte des faits extérieurs. Ce bon sens, c'est la raison; l'esprit français est à la fois rationnel et raisonnable.

La France a donc cet honneur, Messieurs, que sa civilisation reproduit, plus fidèlement qu'aucune autre, le type général, l'idée fondamentale de la civilisation. C'est la plus complète, la plus vraie, la plus civilisée, pour ainsi dire. Voilà ce qui lui a valu le premier rang dans l'opinion désintéressée de l'Europe. La France s'est montrée en même temps intelligente et puissante, riche en idées et en forces au service des idées. Elle s'est adressée, à la fois, à l'esprit des peuples et à leur désir d'amélioration sociale; elle a remué les imaginations et les ambitions; elle a paru capable de découvrir la vérité et de la faire prévaloir. A ce double titre, elle a été populaire, car c'est là le double besoin de l'humanité.

Nous avons donc bien le droit, Messieurs, de regarder la civilisation française comme la première à étudier, comme la plus importante et la plus féconde. Il faudra l'étudier sous le double aspect sous lequel je viens de la présenter, dans le développement social et dans le développement intellectuel; il faudra y chercher le progrès des idées, des esprits, de l'homme intérieur, individuel, et celui de la condition extérieure et générale. En la considérant ainsi, il n'y a pas, dans l'histoire générale de l'Europe, un grand évènement, une grande question que nous ne

rencontrions dans la nôtre. Nous atteindrons ainsi le but historique et scientifique que nous nous sommes proposé;. nous assisterons au spectacle de la civilisation européenne sans nous perdre dans le nombre et la variété des scènes et des acteurs.

Mais il s'agit, pour nous, Messieurs, de quelque chose de plus, et de plus important qu'un spectacle, et même qu'une étude; si je ne me trompe, nous venons chercher ici autre chose que du savoir. Le cours de la civilisation, et en particulier celui de la civilisation française, a élevé un grand problème, un problème particulier à notre temps, dans lequel l'avenir tout entier est intéressé, non-seulement notre avenir, mais celui de l'humanité, et que nous sommes peut-être, nous, c'est-à-dire notre génération, spécialement appelés à résoudre.

Quel est l'esprit qui prévaut aujourd'hui dans l'ordre intellectuel, dans la recherche de la vérité, quel qu'en soit l'objet? Un esprit de rigueur, de prudence, de réserve; l'esprit scientifique, la méthode philosophique. Elle observe soigneusement les faits, et ne se permet les généralisations que lentement, progressivement, à mesure que les faits sont connus. Cet esprit domine évidemment, depuis plus d'un demi-siècle, dans

les sciences qui s'occupent du monde matériel; il a fait leurs progrès et leur gloire. Il tend aujourd'hui à pénétrer de plus en plus dans les sciences du monde moral, dans la politique, l'histoire, la philosophie. Partout la méthode scientifique s'étend et s'affermit; partout on sent la nécessité de prendre les faits pour base et pour règle; on est persuadé qu'ils sont la matière de la science, qu'aucune idée générale ne peut avoir de valeur réelle si elle n'est sortie du sein des faits si elle ne s'en nourrit constamment à mesure qu'elle grandit. Les faits sont maintenant, dans l'ordre intellectuel, la puissance en crédit.

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Dans l'ordre réel, dans le monde social, dans le gouvernement, l'administration, l'économie politique, une autre direction se manifeste; là prévaut l'empire des idées, du raisonnement, des principes généraux, de ce qu'on appelle les théories. Tel est évidemment le caractère de la grande révolution qui s'est opérée de notre temps, de tous les travaux du XVIIIe siècle; et ce caractère n'appartient pas seulement à une crise, à une époque de destruction passagère; c'est aussi le caractère permanent, régulier, paisible, de l'état social qui se fonde ou s'annonce de toutes parts. Cet état repose sur la discussion et la publicité, c'est-à-dire, sur l'empire de la raison publique,

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des doctrines, des convictions communes à tous. D'une part, jamais les faits n'ont tenu tant de place dans la science; de l'autre, jamais les idées n'ont joué dans le monde un si grand rôle. Il en était bien autrement jadis, Messieurs, il y a cent ans dans l'ordre intellectuel, dans la science proprement dite, les faits étaient mal étudiés, peu respectés; le raisonnement et l'imagination se donnaient libre carrière; on se livrait à l'élan des hypothèses; on se hasardait sans autre guide que le fil des déductions. Dans l'ordre politique, au contraire, dans le monde réel, les faits étaient tout-puissans, et passaient presque pour naturellement légitimes. On ne se hasardait guères à les contester, même quand on s'en plaignait; la sédition était plus commune que la hardiesse de la pensée, et l'esprit eût été mal venu à réclamer, pour une idée, au nom de la vérité seule, quelque part aux affaires d'ici-bas.

Le cours de la civilisation a donc renversé l'ancien état de choses: elle a amené l'empire des faits où dominait le libre mouvement de l'esprit, et l'influence des idées où régnait presque exclusivement l'autorité des faits.

Cela est si vrai que ce résultat est empreint, et fortement empreint, jusque dans les reproches dont la civilisation actuelle est l'objet. Ses adver

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