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Je m'appliquerai, Messieurs, à éviter cette erreur: c'est de l'état des Germains peu avant l'invasion que je que je veux vous occuper; c'est là ce qu'il nous importe de connaître, car c'est là ce qui a été réel et puissant au moment de la fusion des peuples, ce qui a exercé sur la civilisation moderne une véritable influence. Je n'entrerai point dans l'examen des origines et des antiquités germaniques; je ne chercherai point quels ont été les rapports des Germains avec les peuples et les religions de l'Asie, si leur barbarie était un débris d'une ancienne civilisation, ni quels peuvent être, sous les formes barbares, les traits cachés de cette société originaire. La question est grande et belle; mais ce n'est point la nôtre, et je ne m'y arrêterai pas. Je voudrais également ne jamais transporter dans l'état des Germains, au-delà du Rhin et du Danube, les faits qui appartiennent aux Germains établis sur le sol gaulois. La difficulté est extrême. Bien avant d'avoir passé le Danube ou le Rhin, les Barbares étaient en relation avec Rome; leur condition, leurs moeurs, leurs idées, leurs lois peut-être en avaient déjà subi l'influence. Comment démêler, au milieu de renseignemens d'ailleurs si incomplets et si confus, ces premiers résultats de l'importation étrangère? comment assigner avec préci

sion ce qui était vraiment germanique, et ce qui portait déjà une empreinte romaine? j'y tâcherai; la vérité de l'histoire l'exige absolument.

Le document le plus important que nous possédions sur l'état des Germains, entre l'époque où ils ont commencé à être connus du monde romain et celle où ils l'ont conquis, est sans contredit l'ouvrage de Tacite. Il y faut distinguer avec soin deux choses: d'un côté, les faits que Tacite a recueillis et décrits, de l'autre, les réflexions qu'il y mêle, la couleur sous laquelle il les présente, le jugement qu'il en porte. Les faits sont exacts : il y a quelques raisons de croire que le père de Tacite, et peut-être lui-même avait été procurateur de Belgique; il avait pu recueillir sur la Germanie des renseignemens détaillés; il s'en était occupé avec soin; les documens postérieurs prouvent presque tous la vérité matérielle de ses récits. Quant à leur couleur morale, Tacite a peint les Germains comme Montaigne et Rousseau les sauvages, dans un accès d'humeur contre sa patrie: son livre est une satire des mœurs romaines, l'éloquente boutade d'un patriote philosophe qui veut voir la vertu là où il ne rencontre pas la mollesse honteuse et la dépravation savante d'une vieille société. N'allez pas croire cependant que tout soit

faux, moralement parlant, dans cette œuvre de colère : l'imagination de Tacite est essentiellement forte et vraie; quand il veut simplement décrire les moeurs germaines, sans allusion au monde romain, sans comparaison, sans en tirer aucune conséquence générale, il est admirable, et on peut ajouter pleine foi non-seulement au dessin, mais à la couleur du tableau; jamais la vie barbare n'a été peinte avec plus de vigueur, plus de vérité poétique. C'est seulement quand la pensée de Rome revient à Tacite, quand il parle des barbares pour en faire honte à ses concitoyens, c'est seulement alors que son imagination perd son indépendance, sa sincérité naturelle, et qu'une couleur fausse se répand sur ses tableaux.

Un grand changement s'opéra sans doute dans l'état des Germains entre la fin du Ier siècle, époque où écrivait Tacite, et les temps voisins de l'invasion; les fréquentes communications avec Rome ne pouvaient manquer d'exercer sur eux quelque influence, et on a trop souvent négligé d'en tenir compte. Cependant le fond du livre de Tacite était encore vrai à la fin du IV comme du Ier siècle. Rien ne le prouve mieux que les récits d'Ammien Marcellin, pur soldat, sans imagination, sans instruction, qui avait

fait la guerre contre les Germains, et dont les descriptions simples et brèves coïncident presque partout avec les vives et savantes couleurs de Tacite. Nous pouvons donc, même pour l'époque qui nous occupe, accorder au tableau des mœurs des Germains, une confiance presque entière.

Si nous comparons ce tableau, Messieurs, aux peintures de l'ancien état social des Germains, tracées naguères par d'habiles écrivains allemands, nous serons surpris de la ressemblance. A coup sûr le sentiment qui les anime n'est pas le même ; c'est avec indignation et douleur que Tacite raconte à Rome corrompue les vertus simples et fortes des barbares; c'est avec orgueil et complaisance que les Allemands modernes les contemplent mais de ces causes diverses naît un seul et même effet; comme Tacite, bien plus que Tacite, la plupart des Allemands peignent des plus belles couleurs l'ancienne Germanie, ses institutions, ses moeurs; s'ils ne vont pas jusqu'à les représenter comme l'idéal de la société, du moins les défendent-ils de toute imputation de barbarie. A les en croire: 1 la vie agricole et sédentaire y prévalait, même avant l'invasion, sur la vie errante; les institutions et les idées qui tiennent à la propriété foncière

étaient déjà fort avancées; 2o les garanties de la liberté et même de la sûreté des individus étaient efficaces; 3° les moeurs étaient à la vérité violentes et grossières, mais au fond la moralité naturelle de l'homme se développait avec simplicité et grandeur; les affections de famille étaient fortes, les caractères fiers, les émotions profondes, les croyances religieuses hautes et puissantes; il y avait plus d'énergie et de pureté morale qu'on n'en trouve sous des formes plus élégantes, au sein d'un développement intellectuel bien plus étendu.

Et quand cette cause est soutenue par des esprits médiocres, elle abonde en prétentions étranges, en assertions ridicules : l'auteur d'une Histoire d'Allemagne assez estimée, Heinrich ne veut pas que les anciens Germains s'enivrassent avec passion; Meiners, dans son Histoire du sexe feminin, soutient que jamais les femmes n'ont été si heureuses ni si vertueuses qu'en Germanie, et qu'avant l'entrée des Francs, les Gaulois ne savaient ni les respecter, ni les aimer '.

Je n'ai garde d'insister sur ces puérilités du

pa

Reichsgeschichte, t. 1, p. 69.

2 Geschichte des weiblichen geschlechts, t. 1

, p. 198 et suiv.

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