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rons nous former une idée exacte de ce qu'ils ont apporté dans l'oeuvre commune, et démêler quels faits sont vraiment d'origine germanique.

Cette étude est difficile. Les monumens où nous pouvons étudier les Barbares avant l'invasion sont de trois sortes: 1o les écrivains grecs Ou romains qui les ont connus et décrits depuis leur première apparition dans l'histoire jusqu'à cette époque, c'est-à-dire depuis Polybe, environ cent cinquante ans avant J.-C., jusqu'à Ammien Marcellin, dont l'ouvrage s'arrête à l'an de J.-C. 378. Entre ces deux termes, une foule d'historiens, Tite-Live, César, Strabon, Pomponius Mela, Pline, Tacite, Ptolémée, Plutarque, Florus, Pausanias, etc., nous ont laissé, sur les peuples germains, des renseignemens plus ou moins détaillés; 2° les écrits et les documens postérieurs à l'invasion germanique, mais qui rapportent ou révèlent des faits antérieurs : par exemple, plusieurs chroniques, et surtout les lois barbares, salique, visigothe, bourguignonne, etc.; 3° les souvenirs et les traditions nationales des Germains eux-mêmes sur leur destinée et leur état dans les siècles antérieurs à l'invasion, en remontant jusqu'à leur première origine et leur plus ancienne histoire.

Au seul énoncé de ces documens, il est évi

dent qu'ils se rapportent à des temps et à des états extrêmement divers. Les écrivains romains et grecs, par exemple, embrassent un espace de cinq cents ans, pendant lequel la Germanie et ses peuples leur ont apparu sous les points de vue les plus différens. Ils ont commencé à les connaître par des ouï-dire, des récits de voyageurs, quelques relations lointaines et rares. Sont venues ensuite les premières expéditions des Germains errans, surtout celle des Teutons et des Cimbres. Un peu plus tard, à partir de César et d'Auguste, les Romains, à leur tour, ont pénétré en Germanie; leurs armées ont passé le Rhin et le Danube, et vu les Germains sous un nouvel aspect, dans un nouvel état. Enfin, dès le III° siècle, les Germains se sont rués sur l'empire romain qui, les repoussant et les admettant tour à tour, les a connus bien plus intimement et dans une toute autre situation qu'il n'avait fait jusqu'alors. Qui ne voit que, durant cet intervalle, à travers tant de siècles et d'événemens, les barbares et les écrivains qui les décrivaient, l'objet et le tableau ont dû prodigieusement

varier?

Les documens de la seconde classe sont dans le même cas: les lois barbares ont été rédigées assez long-temps après l'invasion; la loi des

Visigoths, dans sa partie la plus ancienne, appartient à la dernière moitié du Ve siècle : il se peut que la loi Salique ait été écrite une première fois sous Clovis; mais la rédaction que nous en avons est d'une époque bien postérieure; la loi des Bourguignons date deľan 517. Elles sont donc toutes, dans leur forme actuelle, bien plus modernes que la société barbare que nous voulons étudier. Nul doute qu'elles ne contiennent beaucoup de faits, qu'elles ne décrivent souvent un état social antérieur à l'invasion; nul doute que les Germains, transportés dans la Gaule, n'aient rédigé ainsi leurs anciennes coutumes, leurs anciens rapports. Mais nul doute aussi que, depuis l'invasion, la société germanique ne se fût profondément modifiée, et que ces modifications n'eussent passé dans les lois; la loi des Visigoths et celle des Bourguignons sont bien plus romaines que barbares; les trois quarts de leurs dispositions tiennent à des faits qui n'ont pu naître que depuis l'établissement de ces peuples sur le sol romain. La loi salique est plus primitive, plus barbare; cependant on peut, je crois, prouver que, dans plusieurs parties, entre autres dans ce qui touche à la propriété, elle est souvent d'origine plus récente. Aussi bien donc que les historiens romains, les

lois germaines révèlent des temps et des états de société très-divers.

Quant aux documens de la troisième classe, les traditions nationales des Germains, l'évidence est encore plus frappante: ces traditions ont presque toutes pour objet des faits fort antérieurs, et devenus probablement assez étrangers à l'état de ces peuples aux III et IV° siècles; des faits qui avaient concouru à produire cet état et pouvaient servir à l'expliquer, mais ne le constituaient plus. Je suppose que pour étudier, il y a cinquante ans, l'état des montagnards de la haute Écosse, on eût recueilli leurs traditions encore si vivantes et populaires, et qu'on eût pris les faits qu'elles expriment pour des élémens réels de la société écossaise au XVIII siècle, à coup sûr l'illusion eût été grande et féconde en étranges méprises. Il en serait de même, et à bien plus forte raison, à l'égard des anciennes traditions germaniques; elles se rapportent à l'histoire primitive des Germains, à leur origine, à leur filiation religieuse, à leurs relations avec une multitude de peuples en Asie, sur les bords de la mer Noire, de la mer Baltique, à des évènemens enfin qui avaient puissamment agi sans doute pour amener l'état social des tribus germaines au III" siècle, et dont il faut

tenir grand compte, mais qui n'étaient plus alors que des causes, non des faits.

Vous le voyez, Messieurs; tous les monumens qui nous restent sur l'état des barbares avant l'invasion, quelles que soient leur origine et leur nature, Romains ou Germains, traditions, chroniques ou lois, nous entretiennent de temps et de faits fort éloignés les uns des autres, et parmi lesquels il est très-difficile de démêler ce qui appartient vraiment aux III et IVe siècles. C'est, à mon avis, l'erreur fondamentale d'un grand nombre d'écrivains allemands, et quelquefois des plus distingués, de n'avoir pas tenu assez de compte de cette circonstance: pour peindre la société et les moeurs germaines à cette époque, ils puisent souvent pêle-mêle dans les trois sources de documens que je viens d'indiquer, dans les écrivains romains, dans les lois barbares, dans les souvenirs nationaux, sans s'inquiéter de la différence des temps et des situations, sans observer aucune chronologie morale. De là l'incohérence de quelques-uns de leurs tableaux, singulier mélange de mythologie, de barbarie et de civilisation naissante, des âges fabuleux, héroïque et semi-politique, sans exactitude et sans ordre aux yeux d'une critique un peu sévère, sans vérité pour l'imagination.

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