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toutes ses conditions, avec tous ses grands caractères.

Il en est, je crois, autrement de la France. En France le développement intellectuel et le développement social n'ont jamais manqué l'un à l'autre. L'homme et la société y ont toujours marché et grandi, je ne dirai pas de front et également, mais à peu de distance l'un de l'autre. A côté des grands évènemens, des révolutions, des améliorations publiques, on aperçoit toujours, dans notre histoire, des idées générales, des doctrines qui leur correspondent. Rien ne s'est passé dans le monde réel, dont l'intelligence ne se soit à l'instant saisie, et n'ait tiré pour son propre compte une nouvelle richesse; rien dans le domaine de l'intelligence, qui n'ait eu dans le monde réel, et presque toujours assez vite, son retentissement et son résultat. En général même, les idées en France ont précédé et provoqué les progrès de l'ordre social; ils se sont préparés dans les doctrines avant de s'accomplir dans les choses, et l'esprit a marché le premier dans la route de la civilisation. Ce double caractère d'activité intellectuelle et d'habileté pratique, de méditation et d'application, est empreint dans tous les grands évènemens de l'histoire de France, dans toutes les grandes classes de la société fran

caise, et leur donne une physionomie qui ne se retrouve point ailleurs.

Au commencement du XII° siècle, par exemple, éclate le mouvement d'affranchissement des communes, grand progrès à coup sûr, de la condition sociale; en même temps se manifeste un vif élan vers l'affranchissement de la pensée. J'ai indiqué ce fait l'été dernier. Abailard est contemporain des bourgeois de Laon et de Vezelay. La première grande lutte des libres penseurs, contre le pouvoir absolu dans l'ordre intel lectuel, est contemporaine de la lutte des bourgeois pour la liberté publique. Ces deux mouvemens, à la vérité, étaient en apparence fort étrangers l'un à l'autre : les philosophes avaient très - mauvaise opinion des bourgeois insurgés qu'ils traitaient de barbares; et les bourgeois à leur tour, quand ils en entendaient parler, regardaient les philosophes comme des hérétiques. Mais le double progrès n'en est pas moins simultané.

Sortez du XIIe siècle, prenez un des établissemens qui ont joué le plus grand rôle dans l'histoire de l'esprit en France, l'Université de Paris. Personne n'ignore quels ont été, à dater du XIII siècle, ses travaux scientifiques; c'était le premier établissement de ce genre en Europe. Aucun autre n'a eu en même temps une existence poli

tique aussi importante, aussi active. L'Université de Paris s'est associée à la politique des rois, à toutes les luttes du clergé français contre la cour de Rome, du clergé contre le pouvoir temporel; des idées se développaient, des doctrines s'établissaient dans son sein; elle travaillait presqu'aussitôt à les faire passer dans le monde extérieur. Ce sont les principes de l'Université de Paris qui ont servi de drapeau aux tentatives des conciles de Constance et de Bâle; qui ont fait faire et soutenu la Pragmatique Sanction de Charles VII. L'activité intellectuelle et l'influence positive ont été inséparables pendant des siècles dans cette grande école. Passons au XVIe siècle; jetons un coup d'oeil sur l'histoire de la réforme en France: un caractère la distingue; elle a été plus savante, aussi savante du moins, et plus modérée, plus raisonnable que partout ailleurs. La principale lutte d'érudition et de doctrine, contre l'église catholique, a été soutenue par la réforme française; c'est en France ou en Hollande, et toujours en français, qu'ont été écrits tant d'ouvrages philosophiques, historiques, polémiques, à l'appui de cette cause; ni l'Allemagne, ni l'Angleterre, à coup sûr, n'y ont employé, à cette époque, plus d'esprit et de science; et en même temps la réforme française est restée étrangères aux écarts

des anabaptistes allemands, des sectaires anglais; elle a rarement manqué de prudence pratique, et pourtant on ne peut douter de l'énergie et de la sincérité de ses croyances, car elle a résisté long-temps aux plus rudes revers.

Dans les temps modernes, aux XVII et XVIIIe siècles, l'intime et rapide union des idées et des faits, le développement correspondant de la société et de l'homme sont si visibles, que ce n'est pas la peine d'insister.

Voilà donc quatre ou cinq grandes époques, quatre ou cinq grands évènemens dans lesquels le caractère particulier de la civilisation française est empreint. Prenons les diverses classes de notre société; regardons leurs moeurs, leur physionomie : le même fait nous frappera. Le clergé de France est à la fois docte et actif, associé à tous les travaux intellectuels et à toutes les affaires du monde, raisonneur, érudit et administrateur; il ne se voue exclusivement, pour ainsi dire, ni à la religion, ni à la science, ni à la politique, mais s'applique constamment à les allier et à les concilier. Les philosophes français offrent aussi un rare mélange de spéculation et d'intelligence pratique; ils méditent profondément, hardiment; ils cherchent la vérité pure, sans aucune vue d'application; mais ils conser

vent toujours le sentiment du monde extérieur, des faits au milieu desquels ils vivent; ils s'élèvent très-haut, mais sans perdre la terre de vue. Montaigne, Descartes, Pascal, Bayle, presque tous les grands philosophes de la France, ne sont ni de purs logiciens, ni des enthousiastes. L'été dernier, à cette même place, vous avez entendu leur éloquent interprète caractériser le génie de Descartes, à la fois homme du monde et de la science: «< net, ferme, résolu, assez téméraire, >> pensant dans son cabinet avec la même intré» pidité qu'il se battait sous les murs de Prague ;»> ayant goût au mouvement de la vie comme à l'activité de la pensée. Nos philosophes n'ont pas tous possédé le génie, ni mené la destinée aventu reuse de Descartes; mais presque tous ont en même temps recherché la vérité et compris le monde, habiles tout ensemble à observer et à méditer.

Enfin, Messieurs, quel trait caractérise particulièrement, dans l'histoire de France, la seule classe d'hommes qui y ait joué un rôle vraiment public, la seule qui ait tenté de faire pénétrer le pays dans son gouvernement, de donner au pays un gouvernement légal, la magistrature française et le barreau, les parlemens et tout ce qui les entourait? N'est-ce pas précisément ce mélange de doctrine et de sagesse pratique,

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