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Vous avez vu quelle activité y régnait dans la société religieuse, entr'autres dans les monastères de Lérins et de Saint-Victor, foyer de tant d'opinions hardies. Tout ce mouvement d'esprit ne venait pas du christianisme : c'était dans les mêmes contrées, dans la Lyonnaise, la Viennoise, la Narbonnaise, l'Aquitaine, que l'ancienne civilisation sur son déclin s'était pour ainsi dire concentrée et conservait encore le plus de vie : l'Espagne, l'Italie même étaient à cette époque beaucoup moins actives que la Gaule, beaucoup moins riches en études et en écrivains. Peut-être faut-il attribuer surtout ce résultat au dévelop pement qu'avait pris dans ces provinces la civilisation grecque, et à l'influence prolongée de sa philosophie : dans toutes les grandes villes de la Gaule méridionale, à Marseille, à Arles, à Aix, à Vienne, à Lyon même, on entendait, on parlait la langue grecque; il y avait à Lyon, sous Caligula, dans l'Athanacum, temple consacré à cet emploi, des exercices littéraires en grec; et au commencement du VI siècle, lorsque saint Césaire, évêque d'Arles, engagea les fidèles à chanter avec les clercs, en attendant le sermon, une portion du peuple chantait en grec. On trouve, parmi les Gaulois distingués de cette époque, des philosophes de toutes les écoles

grecques; tel est mentionné comme pythagoricien, tel autre comme platonicien, tel comme épicurien, tel comme stoïcien. Les écrits gaulois des IV et Ve siècles, entr'autres celui dont je vais vous entretenir, le traité de la nature de l'âme, de Mamert Claudien, citent des passages et des noms de philosophes qu'on ne rencontre point ailleurs. Tout atteste, en un mot, que, sous le point de vue philosophique comme sous le point de vue religieux, la Gaule romaine et grecque, aussi bien que chrétienne, était, à cette époque, en Occident du moins, la portion la plus animée, la plus vivante de l'empire. Aussi est-ce là que la transition de la philosophie païenne à la théologie chrétienne, du monde ancien au monde moderne, est le plus clairement empreinte, et se laisse le mieux observer.

Dans ce mouvement des esprits, la question. de la nature de l'âme n'était pas nouvelle; dès le Ie siècle, et dans tous les siècles, on la voit débattue entre les docteurs de l'Église, et la plupart se prononcent en faveur de la matérialité: les passages abondent; j'en citerai quelques-uns qui sont positifs. Tertullien dit expressément :.

La corporalité de l'âme brille aux yeux des nôtres dans l'Évangile. L'âme d'un homme souffre aux enfers; elle est placée au milieu de la flamme; elle sent à la langue une

douleur cruelle, et elle implore, de la main d'une âme plus heureuse, une goutte d'eau... Tout cela n'est rien sans le corps; l'être incorporel est libre de toute espèce de chaîne, étranger à toute peine comme à tout plaisir, car c'est par le corps que l'homme est puni ou jouit 1.

Quel homme ne voit, dit Arnobe, que ce qui est simple et immortel ne peut connaître aucune douleur ??

Nous concevons, dit saint Jean de Damas, des êtres incorporels et invisibles de deux façons, les uns par essence, les autres par grâce; les uns comme incorporels par nature, les autres comme ne l'étant que relativement et par comparaison avec la grossièreté de la matière. Ainsi, Dieu est incorporel par nature; quant aux anges, aux démons et aux âmes (humaines), on ne les appelle incorporels que par grâce et en les comparant à la grossièreté de la matière 3.

Je pourrais multiplier à l'infini ces citations; toutes prouveraient que la matérialité de l'âme était, dans les premiers siècles, une opinion, nonseulement admise, mais dominante.

L'Église cependant tendait visiblement à en sortir. Les pères font un effort continuel pour se représenter l'âme autrement que comme matérielle. La phrase que je viens de citer de saint Jean de Damas, en est déjà une preuve; vous voyez

i Tertullien de anima, c. 5, 7.

2 Arnobe, adversus gentes; 1. 2.

3 Saint Jean de Damas, de orthodoxa fide, t. 2, c. 3, 12.

qu'il établit, entre les êtres matériels, une certaine distinction. Les pères philosophes entrent dans la même voie, et tentent d'y marcher plus avant. Origène, par exemple, s'étonne que l'âme matérielle puisse avoir des idées de choses immatérielles, et arriver à une vraie science: il en conclut qu'elle possède une certaine immatérialité relative, c'est-à-dire que, matérielle par rapport à Dieu, seul être vraiment spirituel, elle ne l'est pas par rapport aux choses de la terre, aux corps visibles et grossiers'.

:

Tel avait été le cours des idées au sein de la philosophie païenne; dans ses premiers essais domine aussi la croyance à la matérialité de l'âme, et en même temps un certain effort progressif pour concevoir l'âme sous un aspect plus élevé, plus pur les uns en font un air, un souffle; les autres veulent que ce soit un feu; tous travaillent à épurer, à raffiner, à spiritualiser la matière, dans l'espoir d'arriver au but où ils aspirent. Le même désir, la même tendance, existaient dans l'Église chrétienne; cependant l'idée de la matérialité de l'âme était plus générale parmi les docteurs chrétiens du Ier au IVe siècle, que parmi les philosophes païens, à la même

1

Origène, de principiis, 1. 1, c. 1; l. 2, C. 2.

époque. C'est contre les philosophes païens, et au nom d'un intérêt religieux, que certains pères soutiennent cette doctrine; ils veulent que l'âme soit matérielle pour qu'elle puisse être récompensée ou punie, pour qu'en passant à une autre vie elle se trouve dans un état analogue à celui où elle a été sur la terre; enfin, pour qu'elle n'oublie point combien elle est inférieure à Dieu, et ne soit jamais tentée de s'égaler à lui.

saint

A la fin du IVe siècle, une sorte de révolution s'opère, sur ce point, dans le sein de l'Église; la doctrine de l'immatérialité de l'âme, de la différence originelle et essentielle des deux substances, y apparaît, sinon pour la première fois, du moins bien plus positivement, bien plus précisément qu'il n'était arrivé jusqu'alors. Elle est professée et soutenue: 1° En Afrique, par Augustin dans son traité de quantitate animæ; 2o en Asie, par Nemesius, évêque d'Émèse, qui a écrit un ouvrage très-remarquable sur la nature de l'homme (wef Quσews arofwπ8); 3° en Gaule, par Mamert Claudien, de natura anima. Renfermés dans l'histoire de la civilisation gauloise, ce dernier est le seul dont nous ayons à nous occuper.

Voici à quelle occasion il fut écrit. Un homme qui vous est déjà connu, Fauste, évêque de Riez,

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