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en système selon tel ou tel principe, les rapporter à telle ou telle doctrine générale sur la nature et la destinée de l'homme et du monde, etc. Ainsi, par une foule de causes, mille questions peuvent naître de la nature seule des faits qui nous occupent. Ils sont, à les prendre en eux-mêmes et dans leur généralité, un sujet fécond en débats.

Que sera-ce si des causes particulières, locales, momentanées, viennent encore faire varier le point de vue sous lequel on les considère, modifier la connaissance qu'en prend l'esprit humain, le diriger, à leur égard, dans un sens plutôt que dans un autre, mettre en lumière ou dans l'ombre, grossir ou atténuer tel ou tel fait? C'est ce qui arrive toujours, ce qui est arrivé au Ve siècle. J'ai essayé de remonter avec vous aux origines naturelles et purement morales de la controverse pelagienne : il faut maintenant que nous considérions ses origines historiques; elles ne sont pas moins nécessaires pour la bien comprendre.

Il était impossible que, dans le sein de l'église chrétienne, les faits moraux que je viens de décrire ne fussent pas considérés sous des points

de vue divers.

Le christianisme a été une révolution essentiellement pratique, point une réforme scienti

fique, spéculative. Il s'est surtout proposé de changer l'état moral, de gouverner la vie des hommes, et non-seulement de quelques hommes, mais des peuples, du genre humain tout entier.

C'était là, Messieurs, une prodigieuse nouveauté : la philosophie grecque, du moins depuis l'époque où son histoire devient claire et certaine, avait été essentiellement scientifique, bien plus appliquée à la recherche de la vérité qu'à la réforme et au gouvernement des moeurs. Deux écoles seules avaient pris une direction un peu différente; les Stoïciens et les Néoplatoniciens se proposaient formellement d'exercer une influence morale, de régler la conduite aussi bien que d'éclairer l'intelligence: mais leur ambition, sous ce rapport, se bornait à un petit nombre de disciples, à une sorte d'aristocratie intellectuelle.

Ce fut au contraire la prétention spéciale et caractéristique du christianisme, d'être une réforme morale et une réforme universelle, de gouverner partout, au nom de ses doctrines, la volonté et la vie.

De là, Messieurs, pour les chefs de la société chrétienne, une disposition presque inévitable: entre les faits moraux qui constituent notre nature, ils devaient s'attacher surtout à mettre en lumière ceux qui sont propres à exercer une in

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fluence réformatrice, qui entraînent promptement des effets pratiques. Vers ceux-là devait se porter de préférence l'attention des grands évêques, des pères de l'Église, car ils y puisaient les moyens de faire poursuivre au christianisme sa carrière, d'accomplir eux-mêmes leur mission. Il y a plus le point d'appui de la réforme morale chrétienne était la religion; c'était dans les idées religieuses, dans les rapports de l'homme avec la Divinité, de la vie actuelle avec la vie future, qu'elle prenait sa force. Ses chefs devaient donc préférer et favoriser aussi, dans les faits moraux, ceux dont la tendance est religieuse, qui touchent au côté religieux de notre nature, et sont, pour ainsi dire, placés sur la limite des devoirs actuels et des espérances futures; de la morale et de la religion.

Enfin les besoins et les moyens d'action du christianisme pour opérer la réforme morale et gouverner les hommes, variaient nécessairement avec les temps et les situations : il fallait s'adresser, pour ainsi dire, dans l'âme humaine, tantôt à tel fait, tantôt à tel autre; aujourd'hui à une certaine disposition, demain à une disposition différente. Il est évident, par exemple, qu'au premier et au Ve siècle la tâche des chefs de la société religieuse n'était pas la même et

ne pouvait s'accomplir par les mêmes voies. Le fait dominant au premier siècle était la lutte contre le paganisme, le besoin de renverser un ordre de choses odieux au nouvel état de l'âme, le travail, en un mot, de la révolution, de la guerre. Il fallait en appeler incessamment à l'esprit de liberté, d'examen, au déploiement énergique de la volonté; c'était là le fait moral que la société chrétienne invoquait, déployait à toute heure, en toute occasion.

Au Ve siècle, la situation était autre; la guerre était finie ou à peu près, la victoire remportée; les chefs chrétiens avaient surtout à régler la société religieuse; le jour était venu de promulguer ses croyances, d'arrêter sa discipline, de la constituer enfin sur les ruines de ce monde païen qu'elle avait vaincu. Ces vicissitudes se retrouvent dans toutes les grandes révolutions morales; je n'ai besoin d'en multiplier sous vos yeux les exemples. Vous comprenez qu'à cette époque, ce n'était plus l'esprit de liberté qu'on avait sans, cesse à invoquer les dispositions favorables à l'établissement de la règle, de l'ordre, à l'exercice du pouvoir, devaient obtenir la préférence et être cultivées à leur tour.

pas

Appliquez ces considérations aux faits mo raux naturels qui ont enfanté la controverse pé

lagienne, et vous démêlerez sans peine quels étaient ceux dont, au V° siècle, les chefs de l'Église devaient spécialement seconder le développement.

Une autre cause encore modifiait le point de vue sous lequel ils considéraient notre nature morale. Les faits relatifs à la liberté humaine et les problèmes qui s'élèvent à leur occasion ne sont pas isolés; ils se rattachent à d'autres faits, à d'autres problèmes encore plus généraux et plus complexes, par exemple, à la question de l'origine du bien et du mal, à celle de la destinée générale de l'homme et de ses rapports essentiels avec les desseins de la Divinité sur le monde. Or, sur ces questions supérieures, il y avait dans l'Église des doctrines arrêtées, des partis pris, des solutions déjà données : et lorsque de nouvelles questions s'élevaient, les chefs de la société religieuse étaient obligés de mettre leurs idées en accord avec ses idées générales, ses croyances établies. Voici donc quelle était, en pareil cas, la complexité de leur situation. Certains faits, certains problèmes moraux attiraient leurs regards; ils auraient pu les examiner et les juger en philosophes, avec toute la liberté de leur esprit, abstraction faite de toute considération extérieure, sous le point de vue purement scienti

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