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Je désire, Messieurs, , que le fait de la liberté humaine, ainsi réduit à sa nature propre et distinctive, demeure bien présent à votre pensée, car sa confusion avec d'autres faits limitrophes, mais différens, a été l'une des principales causes de trouble et de débat dans la grande controverse dont nous avons à nous occuper.

Un second fait également naturel, également universel, a joué dans cette controverse un rôle considérable.

En même temps que l'homme se sent libre, qu'il se reconnaît la faculté de commencer, par sa volonté seule, une série de faits, en même temps il reconnaît que sa volonté est placée sous l'empire d'une certaine loi qui prend, selon les occasions auxquelles elle s'applique, des noms différens, loi morale, raison, bon sens, etc. Il est libre; mais, dans sa propre pensée, sa liberté n'est point arbitraire; il en peut user d'une façon insensée, injuste, coupable; et chaque fois qu'il en use, une certaine règle y doit présider. L'observation de cette règle est son devoir, la tâche de sa liberté.

Il s'aperçoit bientôt que jamais il ne s'acquitte pleinement de cette tâche, qu'il n'agit jamais parfaitement selon la raison, la loi morale; que, toujours libre, c'est-à-dire moralement capable

de se conformer à la règle, en fait il n'accomplit point tout ce qu'il doit, ni même tout ce qu'il peut. A chaque occasion, quand il s'interroge avec scrupule et se répond avec sincérité, il est forcé de se dire «j'aurais pu si j'avais voulu; » mais sa volonté a été molle, lâche; elle n'est allée jusqu'au bout ni de son devoir, ni de son pouvoir.

C'est là, Messieurs, un fait évident et dont chacun peut rendre témoignage : il y a même ceci de singulier que le sentiment de cette faiblesse de la volonté devient souvent d'autant plus clair, d'autant plus pressant que l'homme moral se développe et se perfectionne : les meilleurs, c'est-à-dire ceux qui ont employé et déployé le plus de force, qui ont su le mieux conformer leur volonté à la raison, à la morale, sont bien souvent les plus frappés de son insuffisance, les plus convaincus de cette inégalité profonde entre la conduite de l'homme et sa tâche, la liberté et sa loi.

De là, Messieurs, un sentiment qui se retrouve, sous des formes diverses, dans tous les hommes le sentiment de la nécessité d'un secours extérieur, d'un appui à la volonté humaine, d'une force qui s'ajoute à sa force et la soutienne au besoin. L'homme cherche de tous côtés cet ap

pui, cette force secourable; il les demande aux encouragemens de l'amitié, aux conseils de la sagesse, à l'exemple, à l'approbation de ses semblables, à la crainte du blâme; il n'est personne qui n'ait à citer, chaque jour, dans sa propre conduite, mille preuves de ce mouvement de l'âme avide de trouver, hors d'elle-même, un aide à sa liberté qu'elle sent à la fois réelle et insuffisante. Et comme le monde visible, la société humaine ne répondent pas toujours à son vou, comme ils sont atteints de la même insuffisance qui se révèle à son tour, l'âme va chercher, hors du monde visible, au-dessus des relations humaines, cet appui dont elle a besoin : le sentiment religieux se développe; l'homme s'adresse à Dieu et l'appelle à son secours. La prière est la forme la plus élevée, mais non la seule sous laquelle se manifeste ce sentiment universel de la faiblesse de la volonté humaine, ce recours à une force extérieure et alliée.

Et telle est la nature de l'homme que, lorsqu'il demande sincèrement cet appui, il l'obtient, et qu'il lui suffit presque de le chercher pour le trouver. Quiconque, sentant sa volonté faible, invoque de bonne foi les encouragemens d'un ami, l'influence de sages conseils, l'appui de l'opinion publique, ou s'adresse à

Dieu par la prière, sent aussitôt sa volonté fortifiée, soutenue, dans une certaine mesure et pour un certain temps. Ceci est un fait d'une expérience journalière, et qu'il est aisé de vérifier.

En voici un troisième dont la gravité ne saurait être méconnue je veux dire l'influence des circonstances indépendantes de l'homme sur la volonté humaine, l'empire du monde extérieur sur la liberté. Personne ne conteste le fait; mais il importe de s'en rendre compte avec exactitude, car, si je ne m'abuse, il est en général mal compris.

J'ai distingué tout à l'heure la liberté de la délibération qui la précède et s'accomplit par l'intelligence. Or, Messieurs, les circonstances indépendantes de l'homme, quelles qu'elles soient, le lieu, le temps où l'homme est né, les habitudes, les moeurs, l'éducation, les évènemens n'agissent en aucune façon sur l'acte même de la liberté, tel que j'ai essayé de le décrire; il n'en est point atteint ni modifié; il reste toujours identique et complet, quels que soient les motifs qui le provoquent. C'est sur ces motifs, dans la sphère où se déploie l'intelligence, que les circonstances extérieures exercent et épuisent leur pouvoir le siècle, le pays, le monde au sein duquel s'écoule la vie, font varier à l'infini

les élémens de la délibération qui précède la volonté par suite de cette variation, certains faits, certaines idées, certains sentimens sont, dans ce travail intellectuel, présens ou absens, prochains ou éloignés, puissans ou faibles, et le résultat de la délibération, c'est-à-dire le jugement porté sur les motifs, en est grandement affecté. Mais l'acte de volonté qui la suit demeure essentiellement le même : ce n'est qu'indirectement, et à cause de la diversité des élémens introduits dans la délibération, que la conduite de l'homme subit cette influence du monde extérieur. Un exemple, j'espère, me fera pleinement comprendre. Fidèle aux mœurs de sa tribu, à regret mais pour accomplir son devoir, un sauvage tue son père vieux et infirme: un Européen, au contraire, le nourrit, le soigne, se dévoue au soulagement de sa vieillesse et de ses infirmités. Rien de plus différent, à coup sûr, que les idées entre lesquelles se passe, dans les deux cas, la délibération qui précède l'action, et les résultats qui l'accompagnent: rien de plus inégal que la légitimité, la valeur morale des deux actions en elles-mêmes; mais la résolution même, l'acte libre et personnel de l'Européen et du sauvage n'est-il pas semblable s'il a été accompli dans la même intention et avec le même degré d'effort?

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