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pays, avec leurs propres moeurs; quelle inégalité! Au XVII siècle, mettez les idées de Leibnitz, les études de ses disciples et des universités allemandes à côté des moeurs qui règnent non-seulement dans le peuple, mais dans les classes supérieures; lisez, d'une part, les écrits des philosophes, de l'autre, les mémoires qui peignent la cour de l'électeur de Brandebourg ou de Bavière; quel contraste! Quand nous arrivons à notre temps, le contraste est plus frappant encore : c'est un lieu commun aujourd'hui de dire qu'audelà du Rhin les idées et les faits, l'ordre intellectuel et l'ordre réel sont presque entièrement séparés. Il n'y a personne qui ne sache quelle a été depuis cinquante ans l'activité de l'esprit Allemagne; dans tous les genres, en philosophie, en histoire, en littérature, en poésie, il s'est avancé très-loin; on peut dire qu'il n'a pas toujours suivi les meilleures voies; on peut contester une partie des résultats auxquels il est arrivé; mais quant à l'énergie, à l'étendue du développement même, il est impossible de les contester. A coup sûr, l'état social, la condition publique, n'a point marché du même pied. Sans doute là aussi il y a eu progrès, amélioration; mais nulle comparaison n'est possible entre les deux faits. Aussi le caractère particulier de tou

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tes les œuvres de l'esprit en Allemagne, de la poésie, de la philosophie, de l'histoire, est-il le défaut de connaissance du monde extérieur l'absence du sentiment de la réalité : on reconnaît en les lisant que la vie, les faits, n'ont exercé sur ces hommes que bien peu d'influence, n'ont point préoccupé leur imagination; ils ont vécu retirés en eux-mêmes, avec leurs idées, tour à tour enthousiastes ou logiciens. De même que le génie pratique éclate partout en Angleterre, de même la pure activité intellectuelle est le trait dominant de la civilisation allemande.

Nous ne trouverons, en Italie, ni l'un ni l'autre des deux caractères. La civilisation italienne n'a été ni essentiellement pratique, comme celle de l'Angleterre, ni presque exclusivement spéculative comme celle de l'Allemagne; ni les grands développemens de l'intelligence individuelle, ni l'habileté et l'activité sociale n'ont manqué à l'Italie; l'homme et la société s'y sont déployés avec éclat; les Italiens ont brillé, excellé à la fois dans les sciences pures, dans les arts, dans la philosophie, aussi bien dans la pratique des affaires et de la vie. Depuis long-temps, il est vrai, l'ltalie semble arrêtée dans l'un et l'autre progrès; la société et l'esprit humain y

que

semblent énervés et paralysés; mais on sent, quand on y regarde de près, que ce n'est point l'effet d'une incapacité intérieure et nationale; c'est le dehors qui pèse sur l'Italie et l'arrête : elle est comme une belle fleur qui a envie d'éclore, et qu'une main froide et rude comprime de toutes parts. Ni la capacité intellectuelle ni la capacité politique n'ont péri en Italie; il lui manque ce qui lui a toujours manqué, ce qui est partout une des conditions vitales de la civilisation; il lui manque la foi, la foi dans la vérité. Je voudrais me faire entendre exactement et qu'on n'attribuât pas aux mots dont je me sers un autre sens que celui que j'y attache moi-même. J'entends ici, par la foi, cette cons fiance dans la vérité, qui fait que non-seulement on la tient pour vraie et que l'intelligence en est satisfaite, mais qu'on a confiance dans son droit de régner sur le monde, de gouverner les faits, et dans sa puissance pour y réussir. C'est par ce sentiment, qu'une fois entré en possession de la vérité, l'homme se sent appelé à la faire passer dans les faits extérieurs, à les réformer, à les régler selon la raison. Eh bien, c'est là ce qui a manqué presque constamment à l'Italie; elle a été féconde en grands esprits, en idées générales; elle a été couverte d'hommes d'une rare habi1828.

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leté pratique, versés dans l'intelligence de toutes les conditions de la vie extérieure, dans l'art de conduire et de manier la société; mais ces deux classes d'hommes et de faits sont demeurées étrangères l'une à l'autre. Les hommes à idées générales, les esprits spéculatifs ne se sont point cru la mission, ni peut-être le droit d'agir sur la société ; confians même dans la vérité de leurs principes, ils ont douté de leur puissance. D'autre part, les hommes d'affaires, les maîtres de la société n'ont tenu presque aucun compte des idées générales; ils n'ont presque jamais ressenti aucune envie de régler, selon certains principes, les faits placés sous leur empire. Les uns et les autres ont agi comme si la vérité n'était bonne qu'à connaître et n'avait rien à demander ni à faire de plus. C'est là, au XVe siècle comme plus tard, le côté faible de la civilisation de l'Italie; c'est là ce qui a frappé d'une sorte de stérilité, et son génie spéculatif et son habileté pratique; les deux puissances n'y ont point vécu en confiance réciproque, en correspondance, en action et en réaction continuelles.

Il y a un autre grand pays dont en vérité je parle par égard, par respect pour un peuple noble et malheureux, plutôt que par nécessité; je veux dire l'Espagne. Ni les grands esprits,

ni les grands évènemens n'ont mauqué à l'Espagne; l'intelligence et la société humaine y ont apparu quelquefois dans toute leur gloire; mais ce sont des faits isolés, jetés çà et là dans l'histoire Espagnole, comme des palmiers sur les sables. Le caractère fondamental de la civilisation, le progrès, le progrès général, continu, semble refusé, en Espagne, tant à l'esprit humain qu'à la société. C'est une immobilité solennelle, ou des vicissitudes sans fruit. Cherchez une grande idée ou une grande amélioration sociale, un système philosophique ou une institution féconde, que l'Europe tienne de l'Espagne; il n'y en a point : ce peuple a été isolé en Europe; il en a peu reçu et lui a peu donné. Je me serais reproché d'omettre son nom; mais sa civilisation est de peu d'importance dans l'histoire de la civilisation européenne.

Vous le voyez, Messieurs, le fait fondamental, le fait sublime de la civilisation en général, l'union intime, rapide, le développement harmonique des idées et des faits, de l'ordre intellectuel et de l'ordre réel, ne se reproduisent dans aucun des quatre grands pays que nous venons de parcourir. Quelque chose d'essentiel leur manque à tous, en fait de civilisation; aucun n'en offre l'image à peu près complète, le type pur, dans

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