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nombre d'ouvrages, peu étendus, mais très-importans de leur temps. Ce sont pour la plupart des pamphlets sur les intérêts et les questions qui préoccupaient les esprits. Depuis que le christianisme était sorti de l'enfance, les grands évêques avaient deux rôles à jouer à la fois, le rôle de philosophes et celui de politiques; ils possédaient l'empire des idées ou au moins l'influence dans l'ordre intellectuel, et ils étaient en même temps chargés des affaires temporelles de la société religieuse; ils étaient tenus de suffire constamment à deux missions, de méditer et d'agir, de convaincre et de gouverner. De là la prodigieuse variété et aussi la précipitation qui éclatent souvent dans leurs écrits; ce sont en général des œuvres de circonstance, des pamphlets destinés, tantôt à résoudre une question de doctrine, tantôt à traiter une affaire, à éclairer une âme ou à apaiser un désordre, à repousser une hérésie ou à obtenir du pouvoir civil une concession. Les ouvrages de saint Hilaire sont particulièrement empreints de ce

caractère.

Un moine qui avait pu connaître saint Hilaire, puisqu'il avait vécu auprès de saint Martin de Tours, Evagre, a composé deux dialogues intitulés, l'un Dispute entre Théophile, chrétien, et

Simon, juif; l'autre : Dispute de Zachée, chrétien, et d'Apollonius, philosophe monumens curieux de la manière dont un moine chrétien concevait, à la fin du IVe siècle, la discussion, d'une part, entre le judaïsme et le christianisme, de l'autre, entre le christianisme et la philosophie.

Un prêtre de Marseille, Salvien, originaire de Trèves, écrivait un peu plus tard son traité de l'Avarice, pur essai de morale religieuse, et son livre que j'ai déjà cité, de gubernatione Dei ; remarquable soit comme tableau de l'état social et des mœurs de l'époque, soit comme tentative de justifier la Providence des malheurs du monde, et d'en renvoyer le blâme aux hommes même qui l'en accusent.

La querelle du pelagianisme donna lieu à un grand nombre d'ouvrages, parmi lesquels je ne citerai que ceux de saint Prosper d'Aquitaine, et spécialement son poëme contre les ingrats, l'un des plus heureux essais de poésie philosophique qui aient été tentés dans le sein du christianisme. Sa Chronique, qui s'étend depuis l'origine du monde jusqu'à l'an 455, n'est pas non plus sans importance.

Pendant que la question du libre arbitre et de la grace agitait toute l'Église, et surtout la Gaule, celle de l'immatérialité de l'âme se débattait plus

paisiblement dans la Narbonnoise, entre Fauste', évêque de Riez, qui soutenait que l'âme est matérielle, et Mamert Claudien', prêtre de Vienne, frère de l'évêque saint Mamert, défenseur de l'immatérialité. La lettre où Fauste établit son opinion et le traité de Mamert Claudien, intitulé De la nature de l'âme, sont au nombre des plus curieux monumens de l'état de l'esprit humain au Ve siècle, et je me propose de vous les faire connaître plus tard avec détail.

Je ne citerai plus, de la littérature chrétienne de cette époque, qu'un seul nom, celui de Gennade, prêtre à Marseille, qui nous a laissé, sous le titre de: Traité des hommes illustres ou Auteurs ecclésiastiques, depuis le milieu du IV siècle jusqu'à la fin du Ve, l'ouvrage où l'on trouve le plus de renseignemens sur l'histoire littéraire du temps.

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Maintenant, Messieurs, comparez ces deux listes, si incomplètes, si sèches, d'auteurs et d'ouvrages; n'est-il pas vrai que les noms, les titres seuls expliquent la différence de l'état intellectuel des deux sociétés? Les écrivains chrétiens s'adressent en même temps aux plus grands

1 Mort en 490. Mort vers 473.

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intérêts de la pensée et de la vie; ils sont actifs et puissans dans le domaine de l'intelligence et dans celui de la réalité; leur activité est rationnelle et leur philosophie populaire, ils traitent des choses qui remuent les âmes au fond de la solitude, et les peuples au milieu des cités. La littérature civile, au contraire, est étrangère aux questions et de principe et de circonstance, aux besoins moraux et aux sentimens familiers. des masses; c'est une littérature de convention et de luxe, de coterie et d'école, vouée uniquement, par la nature même des sujets dont elle s'occupe, aux menus plaisirs des gens d'esprit et des grands seigneurs.

Ce n'est pas tout, Messieurs, et il y a, de la diversité de l'état moral des deux sociétés, une bien autre cause: la liberté (je veux dire la liberté d'esprit) manquait à l'une, et était, dans l'autre,

réelle et forte.

Comment la liberté n'aurait-elle pas manqué à la littérature civile? Elle appartenait à la société civile, au vieux monde romain; elle en était l'image et l'amusement; elle en avait tous les caractères, la décadence, la stérilité, la futilité, la servilité.

La nature même des sujets sur lesquels elle s'exerçait lui rendait cet état fort supportable.

Elle était étrangère à toutes les grandes questions morales, à tous les intérêts réels de la vie, c'està-dire aux carrières où la liberté d'esprit est indispensable. La grammaire, la rhétorique, la petite poésie, s'accommodent assez bien de la servitude. Pour faire des synonymes latins comme Agræcius, ou pour censurer, comme Arborius, une jeune fille trop parée, ou même pour célébrer, comme Ausone, les beautés du cours de la Moselle, on peut à toute rigueur se passer de liberté, et même de mouvement d'esprit. Cette littérature subalterne a prospéré plus d'une fois sous le despotisme et dans le déclin de la société.

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Au sein même des écoles, la liberté manquait. Les professeurs étaient complètement amovibles. L'empereur pouvait, non-seulement les transférer d'une ville à l'autre, mais les révoquer à son gré. Ils avaient d'ailleurs contre eux, dans un grand nombre de villes de la Gaule, le peuple lui-même. Le peuple était chrétien, du moins en grande majorité, et ces écoles toutes payennes d'intention et d'origine lui déplaisaient. Les professeurs étaient souvent mal vus, maltraités. Ils n'avaient guères pour appui que les débris des classes supérieures, et l'autorité impériale qui maintenait l'ordre; car, Messieurs, l'autorité impériale, qui plus d'une fois n'avait fait, en

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