Images de page
PDF
ePub

chauffe pas, qui ne féconde pas. On prend une sorte de dédain pour des idées ainsi stériles, et qui ne s'emparent pas du monde extérieur. Et non-seulement on les prend en dédain, mais on finit par douter de leur légitimité rationnelle, de leur vérité; on est tenté de les croire chimériques quand elles se montrent impuissantes, et ne savent pas gouverner la condition humaine. Tant l'homme a le sentiment qu'il est chargé ici-bas de faire passer les idées dans les faits, de réformer, de régler le monde qu'il habite selon la vérité qu'il conçoit : tant les deux grands élémens de la civilisation, le développement intellectuel et le développement social, sont étroitement liés l'un à l'autre; tant il est vrai que sa perfection réside non-seulement dans leur union, mais dans leur simultanéïté, dans l'étendue, la facilité, la rapidité avec laquelle ils s'appellent et se produisent mutuellement.

Essayons maintenant, Messieurs, de considérer de ce point de vue les différens pays de l'Europe; recherchons les caractères particuliers de la civilisation de chacun d'eux, et jusqu'à quel point ces caractères coïncident avec ce fait essentiel, fondamental, sublime, qui constitue maintenant pour nous la perfection de la civilisation. Nous arriverons par là à découvrir laquelle des diverses civili

sations européennes est la plus complète, la plus conforme au type de la civilisation en général; laquelle par conséquent a les premiers droits à notre étude, et représente mieux l'histoire de l'Europe dans son ensemble.

Je commence par l'Angleterre. La civilisation anglaise a été particulièrement dirigée vers le perfectionnement social; vers l'amélioration de la condition extérieure et publique des hommes; vers l'amélioration non pas seulement de la condition matérielle, mais aussi de la condition morale; vers l'introduction de plus de justice dans la société, comme de plus de bien-être, vers le développement du droit comme du bonheur. Cependant, à tout prendre, le développement de la société a été plus étendu, plus glorieux en Angleterre que celui de l'humanité; les intérêts, les faits sociaux y ont tenu plus de place, y ont exercé plus de puissance que les idées générales; la nation apparaît plus grande que l'homme individuel. Cela est si vrai que les philosophes mêmes de l'Angleterre, les hommes qui semblent voués par profession au développement de l'intelligence pure, Bacon, Locke, les Ecossais, appartiennent à l'école philosophique qu'on peut appeler pratique ; ils s'inquiètent surtout des résultats immédiats et positifs; ils ne se

confient ni aux élans de l'imagination, ni aux déductions de la logique. Ils ont le génie du bon sens. Je porte mes regards sur les temps de la plus grande activité intellectuelle de l'Angleterre, sur les époques où il semble que les idées, le mouvement des esprits aient tenu le plus de place dans son histoire; je prends la crise politique et religieuse des XVI et XVIIe siècles. Personne n'ignore quel prodigieux mouvement a travaillé alors l'Angleterre. Quelqu'un pourrait-il me dire quel grand système philosophique, quelles grandes doctrines générales, et devenues européennes, ce mouvement a enfantés? Il a eu d'immenses et admirables résultats; il a fondé des droits, des mœurs; il a non-seulement puissamment agi sur les relations sociales, mais sur les âmes; il a fait des sectes, des enthousiastes; il n'a guère élevé ni agrandi, directement du moins, l'horizon de l'esprit humain ; il n'a point allumé un de ces grands flambeaux intellectuels qui éclairent toute une époque. Dans aucun pays, peut-être, les croyances religieuses n'ont possédé et ne possèdent encore aujourd'hui plus d'empire qu'en Angleterre; mais elles sont surtout pratiques; elles exercent une grande influence sur la conduite, le bonheur, les sentimens des individus; mais des résultats généraux et rationnels, des résultats qui s'adressent à

l'intelligence humaine toute entière, elles en ont très-peu. Sous quelque point de vue que vous considériez cette civilisation, vous lui trouverez ce caractère essentiellement pratique, social. Je pourrais pousser ce développement beaucoup plus loin; je pourrais passer en revue toutes les parties de la société anglaise; je serais partout frappé du même fait. Dans la littérature par exemple, le mérite pratique domine encore. Il n'y a personne qui ne dise que les Anglais sont peu habiles à composer un livre, à le composer rationnellement et artistement tout ensemble, à en distribuer les parties, à en régler l'exécution de manière à frapper l'imagination du lecteur par cette perfection de l'art, de la forme, qui aspire surtout à satisfaire l'intelligence. Ce côté purement intellectuel des oeuvres de l'esprit est le côté faible des écrivains anglais, tandis qu'ils excellent à convaincre par la clarté de l'exposition, par le retour fréquent des mêmes idées, par l'évidence du bon sens, dans tous les moyens enfin d'amener des effets pratiques.

Le même caractère est empreint dans la langue anglaise elle-même. Ce n'est point une langue systématique, régulière, rationnellement construite; elle emprunte des mots de tous côtés,

aux sources les plus diverses, sans s'inquiéter de la symétrie, de l'harmonie; elle manque essentiellement de cette élégance, de cette beauté logique qui éclatent dans le grec, dans le latin; elle a je ne sais quelle apparence incohérente, grossière. Mais elle est riche, flexible, prête à tout, capable de suffire à tous les besoins de l'homme dans le cours extérieur de la vie. Partout, le principe de l'utilité, de l'application, domine en Angleterre, et fait la physionomie comme la force de sa civilisation.

D'Angleterre je passe en Allemagne. Le développement de la civilisation a été ici lent et tardif; la brutalité des mœurs allemandes a été proverbiale en Europe pendant des siècles. Cependant, quand, sous cette apparence si grossière, on recherche la marche comparative des deux élémens fondamentaux de la civilisation, on trouve que le développement intellectuel a toujours devancé et surpassé en Allemagne le développement social; que l'esprit humain y a prospéré beaucoup plus que la condition humaine. Comparez, au XVI° siècle, l'état intellectuel des réformateurs allemands, Luther, Mélanchthon, Bucer et tant d'autres, comparez, dis-je, le développement d'esprit qui se révèle dans leurs travaux avec les moeurs contemporaines du

« PrécédentContinuer »