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prières étaient sans cesse célébrées par ses contemporains. Aussi exerçait-il plus d'ascendant par son exemple général que par le détail de ses actions: il frappait l'imagination des hommes, à ce point que, selon une tradition dont la vérité importe assez peu puisque, vraie ou fausse, elle révèle également l'opinion contemporaine, Attila, en quittant la Gaule, l'emmena avec lui jusqu'au bord du Rhin, jugeant que la présence d'un si saint homme protégerait son armée. Saint Loup était d'ailleurs d'un esprit cultivé et portait au développement intellectuel un intérêt actif. Il s'inquiétait dans son diocèse, des écoles et des lectures pieuses; il protégeait tous ceux qui cultivaient les lettres; et lorsqu'il fallut aller combattre dans la Grande-Bretagne les doctrines de Pélage, ce fut sur son éloquence et sa sainteté, en même temps que sur celle de saint Germain d'Auxerre, que le concile de 429 s'en remit du succès.

Que dirai-je de plus, Messieurs? les faits parlent clairement; entre les grands seigneurs de la société romaine et les évêques, il n'est pas difficile de dire où était la puissance, à qui appartenait l'avenir.

J'ajouterai un seul fait, indispensable pour compléter ce tableau de la société gauloise au V siècle et de son singulier état.

que

Les deux classes d'hommes, les deux genres de vie et d'activité que je viens de mettre sous vos yeux, n'étaient pas toujours aussi distincts, aussi séparés qu'on serait tenté de le croire, et leur différence pourrait le faire présumer. De grands seigneurs à peine chrétiens, d'anciens préfets des Gaules, des hommes du monde et de plaisir devenaient souvent évêques. Ils finissaient même par y être obligés, s'ils voulaient prendre part au mouvement moral de l'époque, conserver quelque importance réelle, exercer quelque influence active. C'est ce qui arriva à Sidoine Apollinaire, comme à beaucoup d'autres. Mais, en devenant évêques, ces hommes ne dépouillaient pas complètement leurs habitudes, leurs goûts; le rhéteur, le grammairien, le bel esprit, l'homme du monde et de plaisir, ne disparais saient pas toujours sous le manteau épiscopal; et les deux sociétés, les deux genres de moeurs se montraient quelquefois bizarrement rapprochées. Voici une lettre de Sidoine, exemple et monument curieux de cette étrange alliance. Il écrit à son ami Eriphius :

Sidoine, à son cher Eriphius, salut.

Tu es toujours le même, mon cher Eriphius; jamais ni la chasse, ni la ville, ni les champs ne t'attirent si forte

ment que l'amour des lettres ne te retienne encore... Tu me prescris de t'envoyer les vers que j'ai faits à la prière de ton beau père, cet homme respectable qui, dans la société de ses égaux, vit également prêt à commander ou à obéir. Mais comme tu désires savoir en quel lieu et à quelle occasion ont été faits ces vers, afin de mieux comprendre cette œuvre de peu de valeur, ne t'en prends qu'à toi-même si la préface est plus longue que l'ouvrage.

Nous nous étions réunis au sépulcre de saint Just2, tandis que la maladie t'empêchait de te joindre à nous. On avait, avant le jour, fait la procession annuelle, au milieu d'une immense population des deux sexes, que ne pouvaient contenir la basilique et la crypte, quoique entourées d'immenses portiques. Après que les moines et les clercs eurent, en chantant alternativement les psaumes avec une grande douceur, célébré Matines, chacun se retira de divers côtés, pas très-loin cependant, afin d'être tout prêts pour Tierce, lorsque les prêtres célébreraient le sacrifice divin. Les étroites dimensions du lieu, la foule qui se pressait autour de nous, et la grande quantité de lumières nous avaient suffoqués; la pesante vapeur d'une nuit encore voisine de l'été, quoiqu'attiédie par la première fraîcheur d'une aurore d'automne, avait encore réchauffé cette enceinte. Tandis que les diverses classes de la société se dispersaient de tous côtés, les principaux citoyens allèrent se rassembler autour du tombeau du consul Syagrius, qui n'était pas éloigné de la portée d'une flèche. Quelques-uns s'étaient

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Philimathius.

Évêque de Lyon, vers la fin du ive siècle. On célébrait sa fête le 2 septembre.

assis sous l'ombrage d'une treille formée de pieux qu'avaient recouverts les pampres verdoyans de la vigne ; nous nous étions étendus sur un vert gazon embaumé du parfum des fleurs. La conversation était douce, enjouée, plaisante; en outre, (ce qui est le plus agréable), il n'était question ni des puissances, ni des tributs; nulle parole qui pût compromettre, et personne qui pût être compromis. Quiconque pouvait raconter en bons termes une histoire intéressante, était sûr d'être écouté avec empressement. Toutefois, on ne faisait point de narration suivie, car la gaîté interrompait souvent le discours. Fatigués enfin de ce long repos, nous voulûmes faire quelque chose. Bientôt, nous séparant en deux bandes, selon les âges, les uns demandèrent à grands cris le jeu de la paume; les autres, une table et des dés. Pour moi, je fus le premier à donner le signal du jeu de paume, car je l'aime, tu le sais, autant que les livres. D'un autre côté, mon frère Domnicius, homme rempli de grâce et d'enjouement, s'était emparé des dés, les agitait, et frappait de son cornet, comme s'il eût sonné de la trompette, pour appeler à lui les joueurs. Quant à nous, nous jouâmes beaucoup avec la foule des écoliers, de manière à ranimer, par cet exercice salutaire, la vigueur de nos membres engourdis par un trop long repos. L'illustre Philimathius lui-même, comme dit le poète de Mantoue :

Ausus et ipse manu juvenum tentare laborem,

se mêla constamment aux joueurs de paume. Il y réussissait très-bien quand il était plus jeune; mais comme il était fort souvent repoussé du milieu, où l'on se tenait debout, par le choc du joueur qui courait; comme, d'autres fois 3. HIST. MOD., 1828.

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s'il entrait dans l'arène, il ne pouvait ni couper le chemin, ni éviter la paume volant devant lui ou tombant sur lui, et que, renversé fréquemment, il ne se relevait qu'avec peine de sa chute malencontreuse, il fut le premier à s'éloigner de la scène du jeu, poussant des soupirs et fort échauffé; cet exercice lui avait fait gonfler les fibres du foie et il éprouvait des douleurs poignantes. Je m'arrêtai tout aussitôt, pour faire l'acte de charité de cesser en même temps que lui, et d'éviter ainsi à notre frère l'embarras de sa fatigue. Nous nous assîmes donc de nouveau, et bientôt la sueur le força à demander de l'eau pour se laver le visage; on lui en présenta et en même temps une serviette chargée de poils, qui, nettoyée de sa saleté de la veille, était par hasard suspendue sur une corde, tendue par une poulie devant la porte à deux battans de la petite maison du portier. Tandis qu'il séchait à loisir ses joues : « Je vou>>drais, me dit-il, que tu dictasses pour moi un quatrain » sur l'étoffe qui me rend cet office. Soit, lui répondis» je; — Mais, ajouta-t-il, que mon nom soit contenu dans Je lui répliquai que ce qu'il demandait était

» ces vers. » faisable.

<< Eh bien, reprit-il, dicte donc. » Je lui dis alors en souriant : « Sache cependant que les muses » s'irriteront bientôt, si je veux me mêler à leur chœur au » milieu de tant de témoins. » Il reprit alors trèsvivement, et cependant avec politesse, (car c'est un homme de feu et une source inépuisable de bons mots): « Prends "plutôt garde, seigneur Sollius, qu'Apollon ne s'irrite » bien davantage si tu tentes de séduire en secret et seul » ses chères élèves. » Tu peux juger quels applaudissemens excita cette réponse rapide et si bien tournée. Alors et sans plus de retard, j'appelai son secrétaire, qui était là tout

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