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voici une troisième, encore plus singulière, s'il est possible. Sidoine lui-même en est à la fois le narrateur et l'acteur.

L'évêque de Bourges était mort; telle était l'ardeur des compétiteurs et de leurs factions, que la ville en était bouleversée et qu'il n'y avait aucun moyen d'arriver à un résultat. Les habitans de Bourges imaginèrent de s'adresser à Sidoine, illustre dans toute la Gaule par sa naissance, sa richesse, son éloquence, son savoir, long-temps revêtu des plus hautes fonctions civiles, et tout récemment nommé lui-même évêque de Clermont. Ils le prièrent de leur choisir, un évêque, à peu près comme, dans l'enfance des républiques grecques, le peuple, lassé des orages civils et de sa propre impuissance, allait chercher un sage étranger pour qu'il lui donnát des lois. Sidoine, un peu surpris d'abord, accepte pourtant, s'assuré du concours des évêques dont il a besoin pour l'ordination de celui qu'il est seul chargé d'élire, se rend à Bourges, rassemble le peuple dans la cathédrale. Permettez-moi de vous lire la lettre dans laquelle il rend compte de toute l'affaire à Perpétuus évêque de Tours, et lui envoie le discours qu'il prononça dans cette assemblée; elle est un peu longue, et le discours aussi; mais ce mélange de rhétorique

et de religion, ces puérilités littéraires au milieu des scènes les plus animées de la vie réelle, cette confusion du bel esprit et de l'évêque, font bien mieux connaître que toutes les dissertations du monde, cette singulière société, à la fois vieille et jeune, en décadence et en progrès je ne retrancherai çà et là que quelques passages sans intérêt.

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Sidoine, au Seigneur pape, Perpetuus, salut '.

Dans ton zèle pour les lectures spirituelles, tu vas jusqu'à vouloir connaître des écrits qui ne sont nullement dignes d'occuper tes oreilles ou d'exercer ton jugement. Tu me commandes en conséquence de t'envoyer le discours que j'ai adressé dans l'église au peuple de Bourges, discours auquel ni les divisions de la rhétorique, ni les mouvemens de l'art oratoire, ni les figures grammaticales n'ont prêté l'élégance et la régularité convenables ; car dans cette occasion je n'ai pu combiner, selon l'usage général des orateurs, soit les graves témoignages de l'histoire, soit les fictions des poètes, soit les étincelles de la controverse. Les séditions, les brigues, la diversité des partis m'entraînaient en tous sens, et si l'occasion me fournissait une ample matière, les affaires ne me laissaient pas le temps de la méditer. Il y avait une telle foule de compétiteurs que deux bancs ne suffisaient pas pour con

Liv. 7, let. 9.

tenir les candidats d'un seul siége; tous se plaisaient à eux-mêmes, et tous déplaisaient également à tous, Nous n'eussions même rien pu faire pour le bien commun, si le peuple, plus calme, n'eût renoncé à son propre jugement pour se soumettre à celui des évêques, Quelques prêtres chuchotaient dans quelque coin, mais en public pas un ne soufflait; car la plupart redoutaient leur ordre non moins que les autres ordres... Reçois donc cette feuille : je l'ai dictée, le Christ en est témoin, en deux veilles d'une nuit d'été; mais je crains bien qu'en la lisant, tu n'en croies làdessus encore plus que je ne te mande.

Discours.

MES très-chers, l'histoire profane rapporte qu'un certain philosophe enseignait à ses disciples la patience de se taire avant de leur montrer la science de parler, et qu'ainsi tous les commençans observaient pendant einq ans un silence rigoureux, au milieu des discussions de leurs condisciples; de sorte que les esprits les plus prompts ne pouvaient être loués avant qu'il se fût écoulé un temps convenable pour les bien connaître. Quant à moi, ma faiblesse est réservée à une condition bien différente, moi qui, même avant d'avoir rempli auprès de quelque homine de bien l'humble fonction de disciple, me vois forcé d'entreprendre avec les autres la tâche de cocteur.'... Mais enfin puisqu'il vous a plu, dans votre erreur, de vouloir que moi, dénué de sagesse, je cherche pour yous, avec l'aide du Christ, un évêque rempli de sagesse, et en la personne duquel se réunissent toutes sortes de vertus, sachez que votre accord en cette volonté, en

1 Sidoine venait à peine d'ètre nommé évêque, vers la fin de 471. 3. HIST. MOD., 1828. 9

me faisant un grand honneur, m'impose aussi un plus grand fardeau...

Et d'abord il faut que vous sachiez quels torrens d'injures m'attendent, et à quels aboiemens de voix humaines se livrera contre vous aussi la foule des prétendans.... Si je viens à nommer quelqu'un parmi les moines, pûtil même être comparé aux Paul, aux Antoine, aux Hilaire, aux Macaire, tout aussitôt je sens résonner, autour de mes oreilles, les murmures bruyans d'une foule d'ignobles pygmées qui se plaindront, disant : « Celui qu'on nomme là, remplit les fonctions non d'un évêque, mais d'un abbé : il est bien plus propre à intercéder pour les âmes auprès du juge céleste, que pour les corps auprès des juges de la terre.>> Qui ne serait profondément irrité, en voyant les plus sincères vertus représentées comme des vices? Si nous choisissons un homme humble, on l'appellera abject; si nous en proposons un d'un caractère fier, on le traitera d'orgueilleux; si nous prenons un homme peu éclairé, son ignorance le fera passer pour ridicule; si au contraire c'est un savant, sa science le fera dire bouffi d'orgueil; s'il est austère, on le haïra comme cruel; s'il est indulgent, on l'accusera de trop de facilité; s'il est simple, on le dédaignera comme bête; s'il est plein de pénétration, on le rejettera comme rusé; s'il est exact, on le traitera de minutieux; s'il est coulant, on l'appellera négligent, s'il a l'esprit fin, on le déclarera ambitieux; s'il a du calme, on le tiendra pour paresseux; s'il est sobre, on le prendra pour avare; s'il mange pour se nourrir, on l'accusera de gourmandise; si le jeûne est sa nourriture, on le taxera de vanité..... Ainsi, de quelque manière que l'on vive, toujours la bonne conduite et les bonnes qualités

seront livrées aux langues acérées des médisans semblables à des hameçons à deux crochets. Et, de plus le peuple dans son obstination, les clercs, dans leur indo cilité, ne se soumettent que difficilement à la discipline monastique.

» Sije désigne un clerc, ceux qui n'ont été promus qu'après lui, le jalouseront; ceux qui l'ont été avant, le dénigreront; car parmi eux il y en a quelques-uns (ce qui soit dit sans offenser les autres) qui s'imaginent que la durée du temps de la cléricature est la seule mesure du mérite, et qui voudraient en conséquence que, dans l'élection d'un prélat, nous choisissions non selon le bien commun, mais d'après l'âge.... »

Si, par hasard, je vous indique un homme qui ait exercé des charges militaires, aussitôt j'entends s'élever ces paroles « Sidoine, parce qu'il a passé des fonctions du siècle à la cléricature, ne veut pas prendre pour métropolitain un homme de la congrégation religieuse; fier de sa naissance, élevé au premier rang par les insignes de ses dignités, il dédaigne les pauvres du Christ. » C'est pourquoi je vais, à l'instant même, rendre le témoignage que je dois, non pas tant à la charité des gens de bien qu'aux soupçons des méchans. Au nom de l'Esprit saint, notre Dieu Tout-Puissant, qui, par la voix de Pierre, condamna Simon le magicien, pour avoir cru que la grâce de la bénédiction pût être achetée à prix d'argent, je déclare que, dans le choix de l'homme que j'ai cru le plus digne, je n'ai été influencé par l'argent ni la faveur; et qu'après avoir examiné, autant et plus même qu'il ne fallait, ce qu'étaient la personne, le temps, la province et cette ville, j'ai jugé que celui qu'il convient le mieux de vous

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