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et du talent, cet ouvrage, long-temps unique, demeure toujours original; et la France, enrichie tout à coup de tant de brillantes merveilles, ne sent pas refroidir son admiration pour ces antiques et naïves beautés. Un siècle nouveau succède, aussi fameux que le précédent, plus éclairé peut-être, plus exercé à juger, plus difficile à satisfaire, parce qu'il peut comparer davantage : cette seconde épreuve n'est pas moins favorable à la gloire de Montaigne. On l'entend mieux, on l'imite plus hardiment; il sert à rajeunir la littérature, qui commençait à s'épuiser; il inspire nos plus illustres écrivains; et ce philosophe du siècle de Charles IX semble fait pour instruire le dix-huitième siècle.

Quel est ce prodigieux mérite qui survit aux variations du langage, aux changemens des mœurs? c'est le naturel et la vérité: voilà le charme qui ne peut vieillir. La grandeur des idées, l'artifice du style ne suffisent pas pour qu'un écrivain plaise toujours et ce n'est pas seulement de siècle en siècle, et à de longs intervalles, que le goût change, et que les ouvrages éprouvent des fortunes diverses dans la vie même de l'homme, il est un période où, détrompés de ce monde idéal que les passions formaient autour de nous,

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ne sachant plus excuser des illusions qui ne se retrouvent plus dans nos cœurs, perdant l'enthousiasme avec la jeunesse, et réduits à ne plus aimer que la raison, nous devenons moins sensibles aux plus éclatantes beautés de l'éloquence et de la poésie. Mais qui pourrait se lasser d'un livre de bonne foy (1) écrit par un homme de génie? Ces épanchemens familiers de l'auteur, ces révélations inattendues sur de grands objets et sur des bagatelles, en donnant à ses écrits la forme d'une longue confidence, font disparaître la peine légère que l'on éprouve à lire un ouvrage de morale. On croit converser; et comme la conversation est piquante et variée, que souvent nous y venons à notre tour, que celui qui nous instruit a soin de nous répéter, ce n'est pas icy ma doctrine, c'est mon étude, nous avoue ses faiblesses, pour nous convaincre des nôtres, et nous corrige sans nous humilier, jamais on ne se lasse de l'entretien.

(1) Expression de Montaigne.

PREMIERE PARTIE.

L'HOMME, dès qu'il sut réfléchir, s'étonna de lui-même, et sentit le besoin de se connaître. Les premiers sages furent ceux qui s'occupèrent de cette importante étude. Ils voulurent d'abord pénétrer trop avant; de-là tous les rêves de l'antiquité, quand elle espéra lever le voile mystérieux qui cache l'origine et les destinées de l'homme. Ses efforts furent plus heureux dans des recherches moins ambitieuses. Socrate, dit-on, ramena le premier la philosophie sur la terre. Il en fit une science usuelle qui s'appliquait à nos besoins et à nos faiblesses; science d'observation et de raisonnement qui nous prenait tels que nous sommes, pour nous rendre tels que nous devons être, et nous étudiait pour nous corriger. Considérée sous ce point de vue, la morale ne peut se trouver que chez les peuples civilisés; elle suppose des esprits développés par l'exercice de la réflexion, et des caractères mis en jeu par les rapports de la vie sociale. Aussi la voyons-nous passer de la Grèce dans Rome,

lorsque Rome victorieuse fut devenue savante et polie. Mais, depuis la chûte de l'Empire Romain, cette science, il faut l'avouer, resta long-temps ignorée des peuples de l'Europe. Le pédantisme et la superstition ne sont guères favorables à l'étude réfléchie que l'esprit humain fait sur lui-même ; et la scholastique est bien loin de la morale.

En Italie même, où le génie des arts fut si précoce, la saine raison tarda long-temps à paraître; et pour la trouver en France, il faudrait aller jusqu'aux belles années de Louisle-Grand, si Montaigne n'avait paru dès le seizième siècle.

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univeq n Né d'un père qui chérissait la science, sans la juger ni la connaître, et voulait donner à son fils un bien dont il était privé lui-même, il eut dès le berceau, un précepteur à côté de sa nourrice, et apprit, pour ainsi dire, à bégayer dans la langue latine. Cette première facilité détermina son goût pour la lecture, et le jeta naturellement dans l'étude de l'antiquité, qui présentait à son esprit, avide de connaître des plaisirs toujours nouveaux sans le fatiguer par les efforts qu'exige l'intelligence d'un idiôme étranger.

---Poètes, orateurs, historiens, philosophes, il dévore tout avec une égale ardeur. Il va de

:

Rome dans la Grèce, qu'il ne connut jamais aussi bien, parce qu'il ne la connut pas dès l'enfance; mais il trouve dans Amyot un interprète agréable, un guide auquel il aime à se confier. Bientôt il sent que pour connaître les hommes, il ne suffit pas de les étudier dans l'histoire il voyage; et, quoique les peuples modernes fussent encore bien peu avancés, il ne les compare point, sans utilité ni sans intérêt, avec ces Grecs et ces Romains qui leur étaient si supérieurs, et qui lui étaient si familiers. Une imagination vive et curieuse lui fait parcourir mille objets; une disposition particulière de son esprit lui fait observer tout ce qui se rapporte à l'homme, ses lois, ses mœurs, ses coutumes, et l'intéresse non seulement à l'histoire générale, mais, pour ainsi dire, aux anecdotes de l'espèce humaine. Enfin, parvenu à l'âge mur, il s'amuse à se rappeler tout ce qu'il a vu, senti, pensé, découvert en soi-même ou dans les autres. Il jette ses idées dans l'ordre, ou plutôt dans le désordre où elles se présentent, tantôt s'élevant aux plus sublimes spéculations de l'ancienne philosophie, tantôt descendant aux plus simples détails de la vie commune, parlant de tout, se mêlant toujours lui-même à ses discours, et faisant de cette espèce d'égoïsme,

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