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Avis de quelque événement vrai ou faux. C'est une

vieille ruse politique qui trouve toujours des dupes, que de débiter et de répandre en temps de guerre de fausses nouvelles en faveur de son pays. Stratoclès, ayant appris que les Athéniens avoient perdu une bataille navale, se hâta de prévenir les porteurs d'une si triste nouvelle, se couronna de fleurs, et publia de tous côtés dans Athènes que l'on venoit de remporter une victoire signalée. Le peuple crédule courut en foule au temple, s'empressa de témoigner sa reconnoissance aux dieux par des sacrifices; et le magistrat, trompé par la voix publique, distribua des viandes à chaque tribu: mais au bout de deux jours le retour du débris de l'armée dissipa la joie, et la changea en fureur contre Stratoclès. On le cita, il comparut avec assurance, et, de sang-froid, il répondit : Pourquoi vous plaindre de moi? Me ferez-vous un crime de ce qu'en dépit de la fortune j'ai su, deux jours entiers, vous donner les plaisirs de la victoire, et, par mon artifice, dérober tout ce temps à votre douleur? On se paya de sa réponse, et cette affaire n'eut point d'autre suite. Stratoclès avoit raison. Les Athéniens gagnèrent deux ou trois jours de réjouissance, et s'affligèrent un peu plus tard; ce fut autant de pris sur l'ennemi,

Une autre ruse moins noble, c'est d'inspirer toute la haine possible contre les puissances avec lesquelles on est en guerre je n'en citerai qu'un exemple, et je ne toucherai point de trop près aux vivans. A la nouvelle de la bataille de la Boine, qui se donna en 1689, le bruit de la mort du prince d'Orange s'étant répandu dans Paris, on se jeta dans tous les excès d'une joie effrénée; on illumina, on tira le canon, on brûla, dans plusieurs quartiers, des figures d'osier qui représentoient le prince d'Orange. Ces réjouissances indécentes, fruit de la haine qu'on avoit inspirée depuis long-temps au peuple français contre le roi Guillaume, faisoient l'éloge de ce prince et la honte de ceux qui se livrèrent à ces témoignages insensés de leur haine. Ils auroient eu besoin de l'avis d'un sage Phocion. Un jour

que, sur la nouvelle de la mort d'Alexandre, le peuple athénien alloit s'abandonner à l'ivresse de sa joie, Phocion le retint par cette réflexion judicieuse : « Si Alexandre >> aujourd'hui est mort, ainsi qu'on le publie, il le sera >> encore demain. Que risquez-vous donc à modérer et à >> suspendre les mouvemens d'une joie indécente, dont la » précipitation pourroit vous coûter des regrets et de la >> honte? >>

Je dirois à toutes les personnes capables de sentir et de raisonner: «Savez-vous que la violente joie de la mort » d'un ennemi respectable que vous venez d'apprendre

a quelque chose de si honteux, qu'on peut appeler cette » joie un crime de lèse-humanité? Savez-vous qu'elle est » aussi glorieuse pour celui qui la cause, qu'infâme pour >> celui qui la ressent?» Ce n'est pas du moins avec cette bassesse d'ame que pensoit Montécuculi, quand, apprenant la mort de M. de Turenne, il s'écria : « Quel dommage que » la perte d'un tel homme qui faisoit honneur à la nature! »

(M. de JAUCOURT.)

On attribue à Catherine de Médicis cette maxime, qu'une fausse nouvelle crue trois jours pouvoit sauver un état. Les histoires sont remplies de l'utilité des faux bruits. Les chefs de la ligue se maintinrent long-temps par-là dans Paris. Le duc de Mayenne, ayant perdu la bataille d'Ivry, tâchoit de donner le change aux Parisiens, en leur faisant accroire que le Béarnois y avoit été tué, er qu'en d'autres lieux la ligue étoit triomphante. Les peuples ont un merveilleux penchant à concourir à cet artifice : ils croient facilement ce qui les flatte, et ils sont tous semblables à cette multitude dont un cardinal légat disoit, en lui donnant sa sainte bénédiction: Trompons ces gens-là, puisqu'ils veulent être trompés. C'est pour cela sans doute qu'on ne s'est jamais piqué d'être sincère dans les relations récentes des malheurs publics. Dans ce cas, la bonne foi seroit presque toujours préjudiciable. Tite-Live a raison de blâmer l'imprudence de ce consul romain, qui, après la journée de Cannes, avoua aux députés des alliés toute la perte qu'on avoit faite. L'effet de cette siņ

cérité fut que les alliés jugèrent que Rome ne pourroit jamais se relever, et qu'ainsi il falloit s'unir avec Annibal. Nous apprenons de Plutarque qu'un Athénien fut cruellement torturé pour avoir débité une mauvaise nouvelle, qui étoit pourtant vraie. Ayant su d'un étranger que la flotte de Nicias avoit été battue, il courut à toutes jambes annoncer ce malheur aux magistrats. On lui demanda d'où il tenoit cette nouvelle; et comme il ne put nommer son auteur, on le châtia comme un fourbe et un perturbateur du repos public. On ne cessa de le tourmenter que lorsqu'on sut que ce qu'il avoit dit n'étoit que trop vrai : s'il eût annoncé une fausse victoire, je crois qu'on ne l'eût pas puni. Stratoclès, comme on vient de le dire, ne le fut point pour avoir persuadé aux Athéniens de faire des réjouissances, et d'offrir aux dieux un sacrifice pour les remercier de la défaite de la flotte ennemie, quoiqu'il sût, au contraire, que celle d'Athènes avoit été bien battue.

Cependant il y a ici une chose à considérer : c'est qu'en certain cas ces réjouissances mal fondées n'apportent pour le présent qu'un avantage médiocre, et peuvent causer de fâcheux effets pour l'avenir. Il est souvent dangereux de revenir d'une grande joie; on en sent bien mieux le poids de l'adversité. D'ailleurs les réjouissances publiques, pour une victoire imaginaire, font mépriser toute une nation, et apprêtent bien à rire à ses ennemis. Qu'un particulier en use, comme fit Cicéron, lorsqu'il apprit la nouvelle équivoque de la mort de Vatinius, cela n'est pas de conséquence: « Il n'est pas certain, dit-il, que mon ennemi » soit mort, et peut-être que dans peu de jours on ap» prendra qu'il est plein de vie; mais, en attendant, je » profiterai du bruit qui court: ce sera autant de gagné.» Voilà quel fut le langage de Cicéron. Que ce fût une simple plaisanterie ou une déclaration ingénue de ses pensées, la chose n'importoit pas; mais un état qui en useroit de la sorte, et qui agiroit en conséquence, s'exposeroit quelquefois à de grands malheurs. Le bruit ayant couru qu'Antiochus avoit battu l'armée romaine, et que les deux Scipions qui la commandoient étoient prisonniers, les Étoliens, sans se donner la patience d'approfondir cette nouvelle, secouèrent le joug des Romains. Le bruit se trouva faux, et ce peuple.

crédule ne tarda pas à se repentir de cette démarche précipitée. Ainsi ne pensons pas que Catherine de Médicis ait voulu dire qu'une fausse nouvelle, adoptée pendant quelques jours, peut sauver un état en toutes rencontres. Ce n'est pas dans ces sortes de maximes que l'on cherche P'universalité. Une fausse persuasion est quelquefois salutaire et quelquefois pernicieuse. Mais voici une chose d'une vérité plus générale c'est qu'il est utile de cacher aux peuples une partie du mal dans la perte des batailles et dans les autres disgraces de conséquence. Il ne faut pas mettre cette ruse au rang des grands coups d'état : c'est une ruse ordinaire, c'est une leçon d'alphabet en matière de politique. J'ajoute que personne ne doit blâmer ces déguisemens : le bien public exige que les relations exténuent les pertes que l'on a faites et les avantages de l'ennemi. Mais peut-être seroit-il à souhaiter que ces relations ne fussent que pour les oreilles, ou que du moins on ne les imprimât jamais; car l'impression les éternise, et ces faux monumens répandent sur l'histoire un chaos impénétrable d'incertitudes qui dérobe aux siècles suivans la connoissance de la vérité. Cet inconvénient sert de grand contre-poids au profit et au plaisir que l'on retire de certains écrits périodiques composés par les nouvellistes. Les esprits les plus chagrins doivent convenir que la lecture de plusieurs de ces journaux contient des instructions utiles et agréables, et qu'elle peut même servir de leçon à des écrivains polis. Mais enfin, dit-on, la sincérité n'y règne point; ce sont plutot des plaidoyers que des histoires. Or qu'est-ce qu'un plaidoyer? Un discours où l'on s'étudie à ne montrer que le beau côté de sa cause et que le mauvais côté de la cause de son adversaire. Je sais qu'il y a ici du plus et du moins les lecteurs intelligens ne s'y trompent point; ils démêlent fort bien les gazetiers qui approchent le plus de la bonne foi. Mais, après tout, il n'est pas possible de publier dans ces écrits tout ce que l'on sait; il faut sacrifier quelque chose à l'utilité publique, et quelquefois à l'utilité domestique. D'ailleurs les ruses étant permises dans la guerre, il faut mettre les relations des nouvellistes au rang des bottes secrètes qu'on porte à l'ennemi. Le soin qu'ils

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prennent de contre- carrer les écritures de la partie adverse est une espèce de petite guerre; et de là vient qu'un politique de nos jours compte leurs écrits parmi les munitions qu'il appelle armes de plume.

Je terminerai ces réflexions par une pensée de M. VigneulMarville. Une chose, selon lui, fait tort aux écrivains des gazettes; c'est qu'ils ne sont pas les maîtres de leur ouvrage, et que, soumis à des ordres supérieurs, ils ne peuvent dire la vérité avec la sincérité qu'exige l'histoire. Si on leur accordoit ce point-là, dit-il, nous n'aurions pas besoin d autres hitsoriens. Quoiqu'il y ait un peu d'hyperbole dans ces derniers mots, l'auteur ne laisse pas d'aller à la grande source du mal. Les nouvellistes hebdomadaires, ou de tel autre période qu'on voudra, n'oseroient dire tout ce qu'ils savent; ils y perdroient trop car, pour ne point parler des châtimens qu'ils auroient à craindre de la part des supérieurs, ils indisposeroient tous les esprits, et verroient diminuer le débit de leur feuille. Le public n'exige pas qu'ils mentent grossièrement en faveur de la patrie; mais, s'ils le font avec adresse, s'ils mêlent dans leurs écrits des réflexions fines, ingénieuses, malignes, on les loue, on les admire, et l'on court après leur ouvrage. Ainsi ces écrivains savent fort bien ce qu'ils font; ils suivent l'exemple de cet ancien poète comique, qui ne cherchoit autre chose, sinon de plaire au peuple par des récits fabuleux.

(ANALYSE DE BAYLE.)

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