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poètes avoient fait, avant Voltaire, de ces moyens vertueux et puissans d'intéresser et d'émouyoir. Lorsqu'il s'est ouvert cette source sacrée, il l'a trouvée pleine, et si abondante, qu'en soixante ans il n'a pu la tarir. C'est là qu'il reste à puiser après lui: car, à vrai dire, le pathétique qu'on pouvoit tirer de l'amour ne laisse plus, après Racine et Voltaire lui-même, que de petits ruisseaux échappés de la source qu'ils semblent avoir épuisée.

Quoi qu'il en soit, comme en poésie, l'impression du pathétique est vague, fugitive et sans objet déterminé, ou plutôt, comme son objet actuel, sa fin prochaine est le plaisir ; que le poète n'a d'ailleurs aucun intérêt de rendre vicieux le plaisir qu'il nous cause; que sa gloire même la plus pure est attachée à la bonté morale de ses moyens; et qu'à l'ambition d'être aimable et intéressant se joint, s'il n'est pas dépravé, celle de se montrer honnête, on est presque assuré qu'en lui le talent d'émouvoir n'a rien de pernicieux.

Il n'en est pas de même en éloquence. Un factieux, un fourbe, un fanatique, un furieux, un homme vénal et pervers, animé par ses passions ou par celles de ses cliens, peut les communiquer à son auditoire, à ses juges; et, de l'impression soudaine et rapide qu'il aura faite, peuvent dépendre l'état, l'honneur, la vie d'un citoyen, le sort d'une famille, la destinée d'un empire. L'homme vertueux au contraire peut, avec le même flambeau, rallumer toutes les vertus. Sans la bataille de Chéronée, Démosthène eût sauvé la Grèce; si les deux Gracches n'avoient pas été massacrés, Rome n'avoit plus de tyrans; si, dans le parti de Catilina ou dans celui de Charles Ier, il se fût trouvé deux hommes plus éloquens que Cicéron et que Cromwel, Rome étoit perdue, Charles étoit sauvé; si Marc-Antoine, le triumvir, n'eût pas connu les grands moyens de l'éloquence pathétique, César n'eût pas été vengé; et, dans le barreau ancien et moderne, combien de fois et le juste et l'injuste, indifféremment soutenus d'une éloquence pathétique, n'ont-ils pas triomphé ou succombé par elle?

L'entendement est une faculté froide et passive: il obéit, dans le silence des passions, à la vérité, à l'évidence, et alors sans doute il suffit de convaincre pour entraîner : de

même une sensibilité, une vivacité modérée, dans des ames paisibles et dans des esprits calmes, les dispose à la persuasion; et, avec eux, on est en état de bien servir la vérité, lorsqu'au talent de la faire connoître, on joint le don de la faire aimer. C'est dans la première de ces deux hypothèses que Bourdaloue a écrit ses sermons; c'est dans la seconde que Fénélon a composé Télémaque, et Massillon le petit Carême ; et, contre de foibles obstacles, il seroit inutile, il seroit ridicule d'employer de plus grands efforts car en éloquence, non plus qu'en mécanique, il ne doit jamais y avoir de mouvement perdu; puissance, lévier, résistance; tout doit être proportionné.

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Mais, lorsqu'en même temps, on a des vérités pressantes, d'importantes résolutions à faire passer dans les ames et dans son auditoire une extrême inertie à vaincre, ou de grands mouvemens à contraindre et à réprimer, ou une longue obstination, une forte inclination à combattre et à renverser, enfin une masse d'obstacles à ébranler et à détruire, ou une violente impulsion à repousser, à surmonter, alors l'éloquence a besoin de toute sa véhémence et de toutes ses forces.

Le reproche, la réprimande, la honte, la vue de l'opprobre ou d'un plus grand péril, l'enthousiasme de la gloire, l'enivrement que peut causer l'espérance d'un meilleur sort, sont nécessaires pour réchauffer des ames que la crainte à glacées pour relever des ames que les revers ont abaftues, pour exciter des ames que l'indolence et la sécurité ont engourdies dans le repos.

Il en est de même des mouvemens d'indignation, de commisération, d'effroi, d'horreur, de haine, de vengeance, utilement et dignement employés, soit pour ramener, soit pour entraîner l'auditoire, le pousser ou

retenir.

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Si donc l'orateur est lui-même intimément persuadé de l'utilité de ses conseils, de l'importance de son objet, ou de la bonté de sa cause et qu'il trouve ou son auditoire ou ses juges aliénés, ou inclinés vers l'avis contraire, prévenus d'affections injustes ou de séductions funestes, émus de passions qui peuvent égarer ou dépraver leur jugement, il est de son devoir d'effacer ces impressions par des im

pressions plus profondes, d'opposer à ces mouvemens des mouvemens plus forts, de mettre enfin dans la balance de l'intérêt ou de l'opinion des contre-poids qui rétablissent l'équilibre de l'équité. Un arbre, courbé par le vent, est redressé par un vent contraire, ou par la contention d'un effort opposé.

Si l'orateur voit, d'un côté, des vérités de sentiment favorables à l'innocence, ou à la foiblesse excusable, ou à l'imprudence crédule, ou à l'erreur inévitable; et, de l'autre côté, des principes de forme, de règles de droit, des maximes de politique on de jurisprudence, qui portent le juge à s'endurcir pour user de cette rigueur dont l'excès rend injuste la justice même, alors encore faut-il bien recourir aux sentimens de la nature pour amollir la dureté des lois.

De là, dans l'éloquence, l'usage légitime de la force des passions, même des passions vicieuses, comme l'envie et la colère, et, à plus forte raison, des passions honnêtes, comme l'amour de la louange, la crainte de l'opprobre, la commisération, l'indignation contre l'orgueil, l'horreur de l'oppression, de la violence et de l'injure; de là, le droit de représenter, d'exagérer aux yeux de l'auditoire tout ce qui peut l'intéresser et l'émouvoir en faveur du foible, de l'innocent et du malheureux.

Jusque-là, rien sans doute n'est plus digne des fonctions de l'orateur que l'éloquence pathétique.

Mais ce qui la rend dangereuse et redoutable, c'est qu'avant même de la juger, il faut l'entendre, et par conséquent s'y exposer avant que de savoir si c'est la bonne ou la mauvaise cause qu'elle arme de tous ses moyens.

Le barreau, la tribune, sont une arène où la première loi du combat entre les contendans est que les armes soient égales. Le pathétique est donc permis de droit à tous les deux, ou il doit être également interdit à l'un et à l'autre.

Dans la chaire, on a moins à craindre les abus de cette éloquence; et, quoique le fanatisme et le faux zèle l'aient fait servir plus d'une fois d'instrument à la calomnie, à la discorde, à la fureur des factions, et que l'erreur, les passions, le crime, aient pu s'en prévaloir dans des temps malheureux un orateur chrétien se rendroit

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aujourd'hui si odieux, si méprisable en abusant de son ministère, que, pour le plus indigne même de l'exercer, respect du public est un frein.

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Mais, au barreau, il est presque impossible que, dans l'une ou l'autre cause, si ce n'est dans toutes les deux, l'éloquence passionnée ne soit pas contraire à l'esprit de droiture, d'impartialité, d'équité, qui doit seul animer les juges;' et c'est là que le pathétique est comme un fer à deux tranchans.

Lorsque les mœurs d'Athènes n'étoient pas corrompues encore, l'aréopage avoit écarté de son tribunal l'éloquence des passions. Mais bientôt elle y pénétra. L'orateur, qui plaidoit pour Phryné, osa lui arracher le voile; et Phryné, qui, pour ce seul acte de séduction, devoit être blâmée (je dis elle ou son défenseur), obtint son absolution : tant ces vieillards, qui adoroient la beauté dans le marbre de Praxitèle, étoient incapables de résister aux charmes de la beauté vivante qu'animoient deux beaux yeux en pleurs! Le voile de Prhyné, en tombant, découvrit la honte des juges.

Socrate dédaigna une apologie oratoire; il dit à Lycias, qui lui en proposoit une d'un caractère indigne de lui: « Tu m'apportes-là une chaussure de femme. » Il parla luimême à ses juges en sage, en ›mme simple et vertueux;

et il fut condamné.

Dans la suite, l'art d'émouvoir fut porté aussi loin dans la tribune qu'au théâtre. Ce qui nous reste de Démosthène est d'un style grave et sévère : la raison y agit plus que les passions; le reproche, l'indignation, l'imprécation, l'invective, sont presque les seuls mouvemens pathétiques qu'il se permette. Mais, dans celles de ses harangues que le temps nous a dérobées, il falloit bien qu'il eût plus d'une fois fait usage du don des larmes, puisqu'Eschine ne doutoit pas qu'il n'y eût recours dans sa défense, et qu'il croyoit devoir avertir ses juges de ne pas s'y laisser tromper : « A quoi bon ces larmes, leur dit-il d'avance? » à quoi bon ces/cris et cette contention de voix? Et >> plus haut: Quant au torrent de larmes qui coulera de ses » yeux, quant à ces accens lamentables, répondez-lui, etc.» Démosthène avoit donc coutume d'en user ainsi pour

émouvoir son auditoire : sans cela, Eschine auroit prédit en insensé ce qu'alloit faire Démosthène, et le peuple l'eût baffoué.

Chez les Romains, le pathétique étoit le sublime de l'éloquence. Et en effet, dans un pays, et dans un temps où les factions, les partis, les brigues, les vexations dans les provinces, le péculat, les crimes de lèse-majesté publique, les discordes civiles, les haines personnelles peuploient les tribunaux d'accusateurs et d'accusés; où la violence, l'usurpation, le meurtre, l'empoisonnement, le sacrilége, étoient des actions journalières; où le caractère national, l'esprit de domination et d'autorité arbitraire, présidoient dans les tribunaux; où tous les juges, le sénat, le peuple, les préteurs, jusqu'aux chevaliers, se regardoient comme des souverains, arbitres de la loi, et libres d'exercer ou la rigueur ou la clémence, l'art d'émouvoir, d'irriter, de fléchir, de rendre l'accusé intéressant ou odieux, devoit être plus nécessaire et plus recommandable que l'art d'instruire et de convaincre.

Aussi voit-on que les lumières du philosophe et du jurisconsulte,que la sagesse et l'habileté même de l'homme d'état, sans l'éloquence des passions, étoient comptées pour peu de chose dans les talens de l'orateur. Dire ce qu'il falloit, et le dire à propos, étoit affaire de la prudence; mais le dire comme il falloit po remuer, pour irriter, pour appaiser son auditoire, pour le remplir d'indignation, de douleur, de compassion, c'étoit l'affaire du génie et le triomphe de l éloquence.

A des lois on trouvoit sans peine à opposer des lois; à des indices, des indices; à des raisons, et à des vraisemblances, des moyens non moins spécieux : mais, lorsqu'une fois le pathétique s'étoit saisi des esprits et des ames, l'extrême difficulté de l'art étoit de les lui arracher.

Comme l'éloquence pathétique tient encore plus de la nature que de l'art, elle prit naissance dans Rome avant que l'art y fût formé. Elle vengea Lucrèce et Virginie; elle fléchit Coriolan; elle souleva vingt fois le peuple contre le sénat; elle fut le crime des Gracches. Mais l'art, en se perfectionnant, ne fit que raffiner et renchérir

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