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» l'Europe du récit glorieux de la vie de ce prince et >> du triste regret de sa mort. »

(M. de JAUCOURT.)

Réflexions sur les deux pathétiques.

UNE distinction qu'on n'a pas assez faite, et qui peut avoir son utilité, est celle des deux pathétiques; l'un direct, et l'autre réfléchi.

Nous appelons direct celui dont l'émotion se communique sans changer de nature, lorsqu'on fait passer dans les ames le même sentiment d'amour, de haine, de vengeance, d'admiration, de pitié, de crainte, de douleur dont on est soi-même rempli.

Nous appelons réfléchi le pathétique dont l'impression diffère de sa cause, comme, lorsqu'au moment du crime qui le menace, la tranquille sécurité de l'innocent nous

fait frémir.

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Quand on a défini l'éloquence, l'art de communiquer les affections et les mouvemens de son ame on n'a considéré que l'un de ses moyens; et ce n'est ni le plns puissant ni le plus infaillible. C'en est un sans doute pour l'orateur qui veut nous émouvoir, que d'être passionné lui-même; mais il est rare qu'il puisse le paroître, sans courir le risque ou d'être suspect ou d'être ridicule; et, à moins que la cause pour laquelle il se passionne ne soit bien évidemment digne des grands mouvemens qu'il déploie, et de la chaleur qu'il exhale, sa violence porte à faux; et c'est ce qu'en appelle un déclamateur. D'un autre côté, l'on a de la peine à supposer que l'homme passionné soit bien sincère et juste; et si on se livre à lui par sentiment, on s'en défie par réflexion. L'éloquence passionnée veut donc et suppose des esprits déjà persuadés et disposés recevoir une dernière impulsion.

Le pathétique indirect, sans annoncer autant de force, en a bien davantage. Il s'insinue, il pénètre, il s'empare insensiblement des esprits, et les maîtrise sans qu'ils s'en aperçoivent, d'autant plus sûr de ses effets qu'il paroît agir sans effort. L'orateur parle en simple témoin ; et, lorsque la chose est par elle-même ou terrible, ou touchante, ou

digne

digne d'exciter l'indignation et la révolte, il se garde bien de mêler, au récit qu'il en fait, les mouvemens qu'il veut produire. Il met sous les yeux le tableau de la force et de la foiblesse, de l'injure et de l'innocence; il dit comment le fort a écrasé le foible, et comment le foible, en gémissant, a succombé : c'en est assez. Plus il expose simplement, plus il émeut. Voyez, dans la péroraison de Cicéron pour Milon son ami; voyez, dans la harangue d'Antoine au peuple romain sur la mort de César, l'artifice victorieux de ce genre de pathétique. Cicéron ne fait que répéter le langage magnanime et touchant que lui a tenu Milon; et Milon, courageux, tranquille, est plus intéressant dans sa noble constance, que ne l'est Cicéron en suppliant pour lui. Antoine ne fait que lire le testament de César ; et cet exposé simple de ses dernières volontés en faveur du peuple romain, remplit ce peuple d'indignation et de fureur contre les meurtriers; au lieu que les mouvemens passionnés d'Antoine, sa douleur, son ressentiment, n'auroient peut-être ému personne; peut-être même auroientils soulevé tous les esprits d'un peuple libre contre l'esclavage d'un tyran.

En employant le pathétique indirect, l'orateur ne compromet jamais ni sa cause ni son ministère : le récit, l'exposé, la peinture qu'il fait, peuvent causer une émotion plus ou moins vive sans conséquence: mais, lorsqu'en se passionnant lui-même, il s'efforce.en vain de nous émouvoir, et que, par malheur, tout ce qui l'environne est froid, tandis que lui seul il s'agite, ce contraste risible fait perdre à son sujet tout ce qu'il a de sérieux, à son éloquence toute sa dignité, à ses moyens toute leur force.

Le pathétique direct, pour frapper à coup sûr, doit donc se faire précéder par le pathétique indirect. C'est à celui-ci à mettre en mouvement les passions de l'auditeur; et, lorsqu'il l'aura ébranlé, que le murmure de l'indignation se fera entendre, ou que les larmes de la compassion commenceront à couler, c'est à l'orateur à se jeter comme dans la foule, et à paroître alors le plus ému de ceux qu'il vient d'irriter ou d'attendrir. Alors ce n'est plus lui qui paroît vouloir donner l'impulsion, c'est lui qui la reçoit; ce n'est plus à sa passion qu'il s'abando

Tome VIII.

, mais A a

à celle du peuple ; et, en se mêlant avec lui, il achève de l'entraîner.

Le point critique et délicat du pathétique direct est de tenir essentiellement à l'opinion personnelle, et d'avoir besoin d'être soutenu par le caractère de celui qui l'em-· ploie. Une seule idée incidente, qui, dans l'esprit des auditeurs, vient le contrarier, le détruit.

Supposons, par exemple, que Périclès eût reproché aux Athéniens le luxe et le goût des plaisirs, avec la véhémence dont les Caton s'élevoient contre les vices de Rome, la seule idée d'Aspasie auroit fait rire les Athéniens de l'éloquence de Périclès. Supposons que, dans notre barreau, un avocat, peu sévère lui-même dans sa conduite et dans ses mœurs, voulût parler, comme un d'Aguesseau, de décence et de dignité, et qu'on fût instruit du souper qu'il auroit fait la veille, ou de la nuit qu'il auroit passée; supposons qu'un homme, voluptueusement oisif, vînt se passionner en public contre la mollesse et la volupté, et que, tandis qu'il recommanderoit le travail, l'humilité, la tempérance, ou sût qu'un char pompeux l'attend, qu'un dîner somptueux est préparé pour lui, que deviendroit son éloquence?

En poésie, et spécialement dans la poésie dramatique‚a même distinction: ainsi le précepte d'Horace

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n'est rien moins qu'une maxime générale.

Le sentiment qu'inspire un personnage, est quelquefois analogue à celui qu'il éprouve, quelquefois différent et quelquefois contraire analogue, lorsque l'acteur nous pénètre de son effroi, de sa douleur, comme Hécube, Philoctète, Mérope, Sémiramis, Andromaque, Didon, etc.; différent, lorsque de sa situation naissent des sentimens de crainte et de pitié qu'il ne ressent pas lui-même, comme Edipe, Polixène, Britannicus; contraire, lorsque la violence de ses transports nous cause des sentimens de frayeur et de compassion pour un autre et contre luimême, comme Atrée, Cléopâtre et Néron. C'est alors,

PATHÉTIQUE.

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comme nous l'avons dit, que le silence morne, la dissimulation profonde, le calme apparent d'une ame atroce, et la tranquille sécurité d'une ame innocente et crédule, nous font frémir de voir l'un exposé aux fureurs que l'autre renferme. Tout paroît tranquille sur la scène, et les grands mouvemens du pathétique se passent dans l'ame des spectateurs.

Jetez les yeux sur la statue du gladiateur mourant, il expire sans convulsions; et la douce langueur, exprimée par son attitude et répandue sur son visage, vous pénètre et vous attendrit: ainsi, lorsqu'Iphigénie veut consoler son père qui l'envoie à la mort, elle nous arrache des larmes; ainsi, lorsque les enfans de Médée caressent leur mère qui médite de les égorger, on frémit. Voyez un berger et une bergère jouant sur l'herbe, et prêts à fouler un serpent qu'ils n'aperçoivent pas; voyez une famille tranquillement endormie dans une maison que la flamme enveloppe, voilà l'image de ce pathétique indirect.

Rien de plus déchirant sur le théâtre que les transports de joie de l'époux d'Inès, quand son père, lui a pardonné.

Mais l'éloquence des passions agit tantôt directement sur les acteurs qui sont en scène, et, par réflexion, sur les spectateurs; tantôt directement sur les spectateurs, sans avoir d'objet sur la scène. Un conjuré, comme Cinna, Cassius, Manlius, veut inspirer à ses complices ses sentimens de haine et de vengeance contre César ou le sénat : il emploie l'éloquence de ses passions, et il en résulte deux effets; l'un, sur l'ame des personnages qui conçoivent la même haine et le même ressentiment; l'autre, sur l'ame des spectateurs qui, s'intéressant au salut de César ou de Rome frémissent des fureurs et du complot des conjurés. De même lorsqu'une amante passionnée, comme Ariane ou Didon, déploie toute l'éloquence de l'amour pour toucher un ingrat, pour ramener un infidèle, le pathétique en est dirigé vers l'objet qu'elle veut toucher; et ce n'est qu'en se réfléchissant sur l'ame des spectateurs qu'il les pénètre de pitié pour la malheureuse victime d'un sentiment si tendre et si cruellement trahi. Mais si la passion ie s'exhale que pour s'exhaler, comme lorsque cette même Didon cette Ariane abandonnée, laisse éclater son A a

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désespoir; lorsque Philoctète, Mérope, Hécube, ou Clytemnestre, font retentir le théâtre de leurs plaintes et de leurs cris, le pathétique alors se dirige uniquement sur les spectateurs; et si, comme il arrive dans de vaines déclamations, il manque de frapper les ames de compassion et de terreur, c'est de l'éloquence perdue: verberat auras. De l'étude bien méditée de ces rapports résulteroit peut-être une connoissance plus juste qu'on ne paroît l'avoir communément, des moyens propres à l'éloquence des passions et de l'usage plus modéré, mais plus sûr, qu'il seroit possible d'en faire.

Quant à l'effet moral du pathétique, on sent que l'éloquence passionnée doit tenir de la nature du feu, et, comme lui, être à la fois d'un extrême danger et d'une extrême utilité.

En poésie, il est assez rare que l'effet en soit dangereux. S'il attendrit, c'est en faveur d'un objet intéressant, aimable et moralement bon; car la foiblesse n'exclut pas la bonté, et ce n'est pas un mal que de nous disposer à une indulgence éclairée. S'il excite l'effroi, la haine, l'indignation, c'est pour un objet odieux ou funeste; et si l'étonnement et la frayeur que nous cause le crime sont mêlés d'admiration, le danger, le malheur, le trouble, les tourmens que le poète a soin d'attacher au crime, et surtout le tendre intérêt que nous inspire l'innocence, font communément hair les forfaits, lors même que nous admirons la force d'ame et le courage qui les ennoblit à nos yeux. Il n'y a que l'égarement des passions compatibles avec un bon naturel qui nous cause une pitié tendre, et alors c'est à la bonté malheureuse que nous donnons des larmes; c'est la perte de la vertu, de l'innocence, que nous pleurons; jamais le vice n'intéresse.

nous

Il faut avouer cependant que la bonté morale du pathétique est relative à l'objet pour lequel le poète nous émeut; et si la sensibilité qu'il exerce peut devenir nuisible ou vicieuse, comme dans les peintures de l'amour illicite, cet exercice n'est pas aussi salutaire à de jeunes ames que lorsqu'elle a pour objet l'amour conjugal, l'amitié, l'humanité, la piété filiale ou la tendresse paternelle. Une chose incompréhensible, c'est le peu d'usage que nos

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