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son attention, il se livre aux plaisirs des sens, il s'occupe, il se distrait, il cherche à se fuir lui-même; il ne peut se dérober à ce juge terrible qu'il porte en lui et par-tout avec lui.

Si nous étions les maîtres de nous donner un caractère, peut-être que, connoissant les abîmes où la fougue des passions peut nous entraîner, nous le formerions sans passions. Cependant elles sont nécessaires à la nature humaine, et ce n'est pas sans des vues pleines de sagesse qu'elle en a été rendue susceptible. Ce sont les passions qui mettent tout en mouvement, qui animent le tableau de cet univers, qui donnent, pour ainsi dire, l'ame et la vie à ses diverses parties. Celles qui se rapportent à nousmêmes nous ont été données pour notre conservation, pour nous avertir et nous exciter à rechercher ce qui nous est nécessaire et utile, et à fuir ce qui nous est nuisible. Celles qui ont les autres pour objet servent au bien et au maintien de la sociéte. Si les premières ont eu besoin de quelque pointe qui réveillât notre paresse, les secondes, pour conserver la balance, ont dû être vives et actives en proportion. Toutes s'arrêteroient dans leurs justes bornes, si nous savions faire un bon usage de notre raison pour entretenir ce parfait équilibre; elles nous deviendroient utiles; et la nature, avec ses défauts et ses imperfections, seroit encore un spectacle agréable aux yeux du créateur porté à approuver nos vertueux efforts, et à excuser et pardonner nos foiblesses.

Mais, il faut l'avouer, et l'expérience ne le dit que trop, nos inclinations ou nos passions abandonnées à elles-mêmes apportent mille obstacles à nos connoissances et à notre bonheur. Celles qui sont violentes et impétueuses nous représentent si vivement leur objet qu'elles ne nous laissent d'attention que pour lui. Elles ne nous permettent pas même de l'envisager sous une autre face que celle sous laquelle elles nous le représentent, et qui leur est toujours la plus favorable. Ce sont des verres colorés qui répandent sur tout ce qu'on voit au travers la couleur qui leur est propre. Elles s'emparent de toutes les puissances de notre ame, elles ne lui laissent qu'une ombre de liberté; elles l'étourdissent par un bruit si tumultueux qu'il devient

impossible de prêter l'oreille aux avis doux et paisibles de la raison.

Les passions plus douces attirent insensiblement notre attention sur l'objet; elles nous y font trouver tant de de charmes que tout autre nous paroît insipide, bientôt nous ne pouvons plus considérer que celui-là seul. Foibles dans leur principe, elles empruntent leur puissance de cette foiblesse même, la raison ne se défie pas d'un ennemi qui paroit d'abord si peu dangereux; mais quand l'habitude s'est formée, elle est surprise de se voir subjuguée et captive.

Les plaisirs du corps nous attachent d'autant plus facilement, que notre sensibilité pour eux est toute naturelle. Sans culture, sans étude, nous aimons ce qui flatte agréablement nos sens; livrés à la facilité de ces plaisirs, nous ne pensons pas qu'il n'en est point de plus propre à nous détourner de faire un bon usage de nos facultés; nous perdons le goût de tous les autres biens qui demandent quelques soins et quelque attention; et l'ame, asservie aux passions que ces plaisirs entraînent, n'a plus d'élévation ni de sentiment pour tout ce qui est véritablement digne d'elle.

Les plaisirs de l'esprit sont bien doux et bien légitimes, quand on ne les met pas en opposition avec ceux du cœur. Mais si les qualités de l'esprit se font payer par des défauts du caractère, ou seulement si elles émoussent notre sensibilité pour les charmes de la vertu et pour les douceurs de la société, elles ne sont plus que des sirènes trompeuses dont les chants séducteurs nous détournent de la voie du vrai bonheur. Lors même que l'on ne les regarde que comme des accessoires à la perfection, elles peuvent produire de mauvais 'effets qu'il est dangereux de ne pas prévenir. Si l'on se livre à tous ses goûts, on effleure tout, et on devient superficiel et léger; ou, si l'on se contente de vouloir paroître savant, on sera un faux savant, ou un homme enflé, présomptueux, opiniâtre. Combien n'est-il pas d'autres dangers dans lesquels les plaisirs de l'esprit nous entraînent?

Rien ne paroît plus digne de nos desirs que l'amour même de la vertu. C'est ce qui entretient les plaisirs du

cœur ; c'est ce qui nourrit en nous les passions les plus légitimes. Vouloir sincèrement le bonheur d'autrui, se lier d'une tendre amitié avec des personnes de mérite, c'est s'ouvrir une abondante source de délices. Mais si cette inclination nous fait approuver et embrasser avec chaleur toutes les pensées, toutes les opinions, toutes les erreurs de nos amis; si elle nous porte à les gâter par de fausses louanges et de vaines complaisances; si elle nous fait surtout préférer le bien particulier au bien public, elle sort des bornes qui lui sont prescrites par la raison; et l'amitié et la bienfaisance, ces affections de l'ame, si nobles et si légitimes, deviennent pour nous une source d'écueils et de périls.

à

Les passions ont toutes, sans en excepter celles qui nous inquiètent et nous tourmentent le plus, une sorte de douceur qui les justifie à elles-mêmes : l'expérience et le sentiment intérieur nous le disent sans cesse. Si l'on peut trouver douces la tristesse, la haine, la vengeance, quelle passion sera exempte de douceur ? D'ailleurs chacune emprunte, pour se fortifier, le secours de toutes les autres; et cette ligue est réglée de la manière la plus propre affermir leur empire. Le simple desir d'un objet ne nous entraîneroit pas avec tant de force dans tant de faux júgemens; il se dissiperoit même bientôt aux premières lueurs. du bon sens; mais quand ce desir est animé par l'amour augmenté par l'espérance, renouvelé par la joie, fortifié par la crainte, excité par le courage, l'émulation, la colère, et par mille autres passions qui attaquent tour-à-tour et de ious côtés la raison, alors il la dompte, il la subjugue, il la rend esclave.

Disons encore que les passions excitent dans le corps, et sur-tout dans le cerveau, tous les mouvemens utiles à notre conservation. Par-là elles mettent les sens et l'imagination de leur parti; et cette dernière faculté corrompue fait des efforts continuels contre la raison, en lui représentant les choses, non comme elles sont en elles-mêmes, afin que l'esprit porte un jugement vrai, mais selon ce qu'elles sont par rapport à la passion présente, afin qu'il juge en sa faveur.

En un mot, la passion nous fait abuser de tout les idées

tes plus distinctes deviennent confuses, obscures; elles s'évanouissent entièrement pour faire place à d'autres purement accessoires, ou qui n'ont aucun rapport à l'objet que nous avons en vue; elle nous fait réunir les plus opposées, séparer celles qui sont les mieux liées entre elles, faire des comparaisons de sujets qui n'ont aucune affinité; elle se joue de notre imagination qui forme ainsi des chimères, des représentations d'êtres qui n'ont jamais existé, et auxquels elle donne des noms agréables ou odieux, comme il lui convient. Elle ose ensuite s'appuyer de principes aussi faux, les confirmer par des exemples qui n'y ont aucun rapport, ou par les raisonnemens les moins justes; ou, si ces principes sont vrais, elle sait en tirer les conséquences les plus fausses, mais les plus favorables à notre sentiment, à notre goût, à elle-même. Ainsi elle tourne à son avantage jusqu'aux règles de raisonnement les mieux établies, jusqu'aux maximes les mieux fondées, jusqu'aux preuves les mieux constatées, jusqu'à l'examen le plus sévère. Et, une fois induits en erreur, il n'y a rien que la passion ne fasse pour nous entretenir dans cet état fâcheux, et nous éloigner toujours plus de la vérité. Les exemples pourroient se présenter ici en foule; le cours de notre vie en est une preuve continuelle. Triste tableau de l'état où l'homme est réduit par ses passions! environné d'écueils, poussé par mille vents contraires, pourroit-il arriver au port? Oui, il le peut; il est pour lui une raison qui modère les passions, une lumière qui l'éclaire, des règles qui le conduisent, une vigilance qui le soutient, des efforts, une prudence dont il est capable.

Dans toutes les passions on est affecté de plaisir ou de joie, de peine ou de tristesse, de chagrin, de douleur même, selon que le bien desiré on dont on espère, dont on obtient la possession, est plus considérable, peut contribuer davantage à procurer du plaisir, du bonheur; ou que le mal que l'on craint, dont on souhaite l'éloignement, la cessation, ou dont on souffre avec peine l'idée, l'existence, est plus grand, plus prochain, ou plus difficile à éviter, à faire cesser.

Les passions sont une des principales choses de la vic, qui sont d'une grande influence dans l'économie animalu,

par leurs bons ou leurs mauvais effets; selon qu'on se livre avec modération à celles qui peuvent se concilier avec les intérêts de notre santé, telles que les plaisirs, la joie, l'amour, l'ambition; ou qu'on se laisse aller à toute la fougue de celles qui ne sont pernicieuses que par l'excès, telles que le tourment de l'amour, de l'ambition, la fureur du jeu; ou que l'on est en proie à tous les mauvais effets de celles qui sont toujours contraires de leur nature au bien de la santé, au repos, à la tranquillité de l'ame, qu'exige notre conservation, telles que la haine inquiète, agitée, la jalousie portée à la vengeance, la colère violente, le chagrin constant, etc.

On ne peut donc pas douter que les fortes affections de l'ame ne puissent beaucoup contribuer à entretenir la santé ou à la détruire, selon qu'elles favorisent ou qu'elles troublent l'exercice des fonctions: la joie modérée rend la transpiration plus abondante et plus favorable, et, lorsqu'elle dure long-temps, elle empêche le sommeil, elle épuise les forces: l'amour heureux dissipe la mélancolie; l'amour malheureux cause l'insomnie, les pâles couleurs, les oppilations, la consomption, etc. La haine, la jalousie, produisent de violentes douleurs de tête, des délires; crainte et la tristesse donnent lieu à des obstructions, à des affections hypocondriaques; la terreur, à des flux de ventre, des avortemens, des fièvres malignes; il n'est pas même sans exemple qu'elle ait causé la mort.

la

L'excès ou le mauvais effet des passions, des peines d'esprit violentes, est plus nuisible à la santé que celui du travail, de l'exercice outre mesure: s'il survient à quelqu'un une maladie pendant qu'il est affecté d'une passion violente, cette maladie ne finit ordinairement qu'avec la contention d'esprit qu'excite cette passion, et la maladie changera plutôt de caractère que de se dissiper.

C'est par l'effet des passions, des contentions, des peines d'esprit dominantes dans les pères de famille, dans les personnes surchargées d'affaires, dans les gens d'étude fort appliqués à des réflexions, à des méditations, à des recherches fatigantes, que les maladies qui leur surviennent sont, tout étant égal, plus difficiles à guérir que dans ceux qui ont habituellement l'esprit libre et l'ame tranquille.

Les

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