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C'EST, dans nos salles de spectacle, l'aire ou l'espace qu'on

laisse vide, au milieu de l'enceinte des loges, entre l'orchestre et l'amphithéâtre, et où le spectateur est placé moins à son aise et à moins de frais.

On appelle aussi parterre la collection des spectateurs qui s'y tiennent debout.

Ce n'est pas sans raison qu'on a mis en problême s'il seroit avantageux ou non, qu'à nos parterres, comme à ceux d'Italie, les spectateurs fussent assis. On croit avoir remarqué qu'au parterre où l'on est debout, tout est saisi avec plus de chaleur; que l'inquiétude, la surprise, l'émotion du ridicule et du pathétique, tout est plus vif et plus rapidement senti; on croit, d'après ce vieux proverbe, animal sedens fit sapientior, que le spectateur plus à son aise seroit plus froid, plus réfléchi, moins suscep tible d'illusion, plus indulgent peut-être, mais aussi moins disposé à ces mouvemens d'ivresse et de transport qui s'excitent dans un parterre où l'on est debout.

Ce que l'émotion commune d'une multitude assemblée et pressée ajoute à l'émotion particulière, ne peut se calculer: qu'on se figure cinq cents miroirs se renvoyant l'un à l'autre la lumière qu'ils réfléchissent, ou cinq cents échos le même son; c'est l'image d'un public ému par le ridicule ou par le pathétique. C'est là, sur-tout, que l'exemple est contagieux et puissant. On rit d'abord de l'impression que fait Pobjet risible, on reçoit de même l'impression directe que fait l'objet attendrissant; mais, de plus, on rit de voir rire, on pleure aussi de voir pleurer, et l'effet de ces émotions répétées va bien souvent jusqu'à la convulsion du rire, jusqu'à l'étouffement de la douleur. Or, c'est sur-tout dans le parterre, et dans le parterre debout, que cette espèce d'électricité est soudaine, forte et rapide; et la cause physique en est dans la situation plus pénible et moins indolente du spectateur, qu'une gêne continuelle et un flottement perpétuel doivent tenir en activité.

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Mais une différence plus marquée entre un parterre où l'on est assis et un parterre où l'on est debout, est celle des spectateurs même. Chez nous, le parterre (car on appelle aussi de ce nom la partie de l'assemblée qui occupe l'espace dont nous avons parlé) est composé communément des citoyens les moins riches, les moins maniérés les moins raffinés dans leurs mœurs; de ceux dont le naturel est le moins poli, mais aussi le moins altéré; de ceux en qui l'opinion et le sentiment tiennent le moins aux fantaisies passagères de la mode, aux prétentions de la vanité, aux préjugés de l'éducation; de ceux qui communément ont le moins de lumières, mais peut-être aussi le plus de bons sens, et en qui la raison plus saine et la sensibilité plus naïve forment un goût moins délicat, mais plus sûr, que le goût léger et fantasque d'un monde où tous les sentimens sont factices ou empruntés.

Dans la nouveauté d'une pièce de théâtre, le parterre est un mauvais juge, parce qu'il est passionné, corrompu et avili par les cabales; mais, lorsque le succès d'une pièce est décidé, et que la faveur et l'envie ne divisent plus les esprits, le meilleur de tous les juges, c'est le parterre. On est surpris de voir avec quelle vivacité unanime et soudaine tous les traits de finesse, de délicatesse, de grandeur d'ame et d'héroïsme, toutes les beautés de Racine, de Corneille, de Molière, enfin tout ce que le sentiment, l'esprit, le langage, le jeu des acteurs, oni de plus ingénieux et de plus exquis, est aperçu, saisi dans P'instant même par cinq cents hommes à la fois; et de même avec quelle sagacité les fautes les plus légères et les plus fugitives contre le goût, le naturel, la vérité, les bienséances, soit du langage, soit des mœurs, sonf aperçues par une classe d'hommes, dont chacun, pris séparément, semble ne se douter de rien de tout cela. On ne conçoit pas comment, par exemple, les rôles de Viriate, d'Agrippine et du Méchant, sont si bien jugés par le peuple; mais il faut savoir que, dans le partere, tout n'est pas ce qu'on appelle peuple, et que, parmi cette foule d'hommes sans culture, il y en a de fres éclairés. Or, c'est le jugement de ce petit nombre qui formo celui du parterre : la multitude les écoute, et elle n'a pas

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la vanité d'être humiliée de leurs leçons; au lieu que, dans les loges, chacun se croit instruit, chacun prétend juger d'après soi-même.

Une différence qui, à certains égards, est à l'avantage des loges, mais qui ne laisse pas de décider en faveur du parterre, c'est que dans celui-ci n'y ayant point de femmes, il n'y a point de séduction: le goût du parterre en est moins délicat, mais aussi moins capricieux, et surtout plus mâle et plus ferme.

Au petit nombre d'hommes instruits qui sont répandus dans le parterre, se joint un nombre plus grand d'hommes habitués au spectacle, et dont c'est l'unique plaisir dans ceux-ci un long usage a formé le goût, et ce goût de comparaison est bien souvent plus sûr qu'un jugement plus raisonné; c'est comme une espèce d'instinct qu'a perfectionné l'habitude. A cet égard, le parterre change lorsqu'un spectacle se déplace, et que les habitués ne le suivent pas. On croit avoir remarqué, par exemple, que, depuis que la Comédie Française est aux Tuileries, on ne reconnoît plus dans le parterre cette vieille sagacité que lui donnoient ses chefs de meute, quand ce spectacle étoit au faubourg Saint-Germain: car il en est d'un parterre nouveau comme d'une meute de jeunes chiens; il s'étourdit et prend le change.

Par la même raison, le goût dominant du public, le même jour et dans la même ville, n'est pas le même d'un spectacle à un autre; et la différence n'est pas dans les loges, car le même monde y circule; elle est dans cette partie habituée du public, que l'on appelle les piliers du parterre: c'est elle qui donne le ton; et c'est son indulgence ou sa sévérité, sa bonne ou sa mauvaise humeur, son naturel inculte ou sa délicatesse, son goût plus ou moins difficile, plus ou moins raffiné, qui, par contagion, se communique aux loges, et fait comme l'esprit du lieu et du moment.

Enfin, le gros du parterre est composé d'hommes sans culture et sans prétentions, dont la sensibilité ingénue vient se livrer aux impressions qu'elle recevra du spectacle, et qui, de plus, suivant l'impulsion qu'on leur donne,

semblent ne faire qu'un esprit et qu'un ame avec ceux qui, plus éclairés, les font penser et sentir avec eux.

De là vient cette sagacité singulière, cette promptitude admirable avec laquelle tout un parterre saisit à la fois les beautés ou les défauts d'une pièce de théâtre; de là vient aussi que certaines beautés délicates ou transcendantes ne sont senties qu'avec le temps, parce que l'influence des bons esprits n'est pas toujours également rapide, quoique la partie du public où il y a le moins de vanité soit aussi celle qui se corrige et se rétracte le plus aisément. C'est le parterre qui a vengé la Phèdre de Racine de la préférence que les loges avoient donnée à celle de Pradon.

Telle est chez nous la composition et le mélange de cette partie du public, qui, pour être admise peu de frais au spectacle, consent à s'y tenir debout, et souvent très-mal à son aise.

Mais que le parterre soit assis, ce sera tout un autre monde, soit parce que les places en seront plus chères, soit parce qu'on y sera plus commodément; alors le public des loges et celui du parterre ne feront qu'un; et, dans le sentiment du parterre, il n'y aura plus ni la même liberté, ni la même ingénuité, osons le dire, ni les mêmes lumières : car, dans le parterre, comme je l'ait dit, les ignorans ont la modestie d'être à l'école, et d'écouter les gens instruits; au lieu que, dans les loges, et par conséquent dans un parterre assis, l'ignorance est présomptueuse; tout est caprice, vanité, fantaisie ou prévention.

On trouvera que j'exagère; mais je suis persuadé que si le parterre, tel qu'il est, ne captivoit pas l'opinion pu blique, et ne la réduisoit pas à l'unité en la ramenant à la sienne, it y auroit le plus souvent autant de jugemens divers qu'il y a de loges au spectacle, et que, de longtemps, le succès d'une pièce ne seroit unanimement ni absolument décidé.

Il est vrai, du moins, que cette espèce de république qui compose nos spectacles changeroit de nature, et que la démocratie du parterre dégénéreroit en aristocratie : moins de licence et de tumulte, mais aussi moins de liberté, d'ingénuité, de chaleur, de franchise et d'inté grité. C'est du parterre et d'un parterre libre que part

l'applaudissement; et l'applaudissement est l'ame de l'émulation, l'explosion du sentiment, la sanction publique des jugemens intimes, et comme le signal que se donnent toutes les ames pour jouif à la fois, et pour redoubler l'intérêt de leurs jouissances par cette communication mutuelle et rapide de leur commune émotion: dans un spectacle où l'on n'applaudit pas, les ames seront toujours froides, et les goûts toujours indécis,

Je ne dois pourtant pas dissmuler que le desir trèsnaturel d'exciter l'applaudissement a pu nuire au goût des poètes et au jeu des acteurs, en leur faisant préférer ce qui étoit plus saillant à ce qui eût été plus vrai, plus naturel, plus réellement beau: de là, ces vers sententieux, qu'on a détachés; de là, ces tirades brillantes dans lesquelles, aux depens de la vérité du dialogue, on semble ramasser des forces pour ébranler le parterre et l'étonner par un coup d'éclat; de là aussi ce jeu violent, ces mouvemens outrés, par lesquels l'acteur, à la fin d'une réplique ou d'un monologue, arrache l'applaudissement. Mais cette espèce de charlatanerie, dont le parterre plus éclairé s'apercevra un jour, et qu'il fera cesser luimême, paroîtroit peut-être encore plus nécessaire pour émouvoir un parterre assis, et d'autant moins sensible au plaisir du spectacle, qu'il en jouiroit plus commodément : car il en est de ce plaisir comme de tous les autres; la peine qu'il coûte y met un nouveau prix, et on les goûte foiblement lorsqu'on les prend trop à son aise, Peut-être qu'un parterre où l'on seroit debout auroit plus d'inconvéniens chez un peuple où régneroit plus de licence, et moins d'avantages chez un peuple dont la sensibilité exaltée par le climat seroit plus facile à émouvoir. Mais je parle ici des Français, et j'ai pour moi l'avis des comédiens eux-mêmes, qui, quoique intéressé, mérite quelqu'attention.

Depuis que cet article a été imprimé, les comédiens français, dans leur nouvelle salle, ont pris le parti courageux d'avoir un parterre assis: il paroît moins tumultueux, mais plus difficile à émouvoir; et, soit que le prix des places ne soit plus assez bas pour y attirer cette foule de jeunes gens dont l'ame et l'imagination n'avoient besoin,

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