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sans retour. Mais développons toutes les causes de ce changement.

1o Les empereurs eux-mêmes, sans posséder le génie de l'éloquence, étoient jaloux d'obtenir le premier rang. parmi les orateurs. Lorsque Tibère apportoit au sénat quelque discours préparé dans son cabinet, on n'y reconnoissoit que les ténèbres et les replis tortueux de sa politique. Il découvroit dans ses lettres la même inquiétude que dans le maniement des affaires; il vouloit que ses paroles fussent comme les mystères de l'oracle, et que les hommes en devinassent le sens comme on conjecture la volonté des dieux. Il craignoit de profaner sa dignité et de découvrir sa tyrannie, en se montrant trop à découvert. Il relégua Montanus aux îles Baléares, et fit brûler le discours de Scaurus et les écrits de Crémutius-Cordus. Caligula pensa faire périr Sénèque, parce qu'il avoit prononcé en sa présence un plaidoyer qui mérita les applaudissemens du sénat. Sans une de ses maîtresses, qui assura que cet orateur avoit une phthisie qui le meneroit bientôt au tombeau, il alloit le condamner à mort.

2° Il falloit penser comme eux pour parvenir à la fortune ou pour la conserver, parce qu'ils s'étoient réservés de donner le titre d'éloquent à celui des orateurs qu'ils en jugeroient le plus digne, comme autrefois les censeurs nommoient le prince du sénat.

3o La grandeur de l'éloquence romaine avoit pour fondement la liberté, et s'étoit formée avec l'esprit républicain; une force de courage et une fermeté héroïque étoient le propre de ces beaux siècles. Tout étoit grand, parce qu'on pensoit sans contrainte. Sous les Césars, il fallut changer de ton, parce que tout leur étoit suspect et leur portoit ombrage. Crémutius-Cordus fut accusé d'avoir loué Brutus dans ses histoires, et d'avoir appelé Cassius le dernier des Romains.

4o Le mérite sans richesses étoit abandonné: un orateur pauvre n'avoit aucune considération, et restoit sans cause: un plaideur examinoit la magnificence de celui qu'il avoit dessein de choisir pour avocat, la richesse de ses habits, de son train, de ses équipages; il comptoit le nombre de ses domestiques et de ses cliens. Il falloit imposer

par des dehors somptueux, et s'annoncer par un fastueux appareil; c'est ce qui obligeoit les orateurs de surprendre des testamens, ou d'emprunter des habillemens, des bijoux, des équipages, pour paroître avec plus d'éclat.

5o Le bel-esprit avoit pris la place d'une noble et solide érudition, et une fausse philosophie avoit succédé à la sage raison. Le style éclatant et sonore des vains déclamateurs imposoit à une jeunesse oisive, et éblouissoit un peuple entièrement livré au goût des spectacles. Il falloit du brillant, du pompeux, pour réveiller des hommes affadis par le plaisir et par le luxe. Sénèque plaisoit à ces esprits gâtés, à cause de ses défauts, et chacup tâchoit de l'imiter dans la partie qu'il aimoit davantage on quittoit, on méprisoit même les anciens, pour ne lire et n'admirer que Sénèque.

6o Les juges, ennuyés d'une profession qui devenoit pour eux un supplice depuis la monarchie, vouloient être divertis comme au théâtre; voilà pourquoi les orateurs romains ne cherchoient plus qu'à amuser, qu'à réjouir par des figures hyperboliques, par des termes ampoulės, par des réparties ingénieuses, mais malignes et piquantes, et par un déluge de bons mots. Junius-Bassus répondit à l'avocat de Domitia, qui lui reprochoit d'avoir vendu de vieux souliers: Je ne m'en suis jamais vanté; mais j'ai dit que c'étoit votre coutume d'en acheter.

7o Le nom respectable d'orateur étoit perdu; on les nommoit avocats, patrons, tant ils étoient tombés dans le mépris; l'éloquence étoit même regardée comme une partie de la servitude. Agricola, pour humaniser les peuples de la Grande-Bretagne, leur communiqua les arts et les sciences des Romains, et instruisit leur noblesse dans l'éloquence romaine. Les gens peu habiles, dit Tacite, regardoient cet avilissement de l'éloquence comme des traits d'humanité, pendant que c'étoit une suite de leur esclavage.

8o Les mêmes chaînes qui accabloient la république opprimoient aussi le talent de la parole. Avant les dictateurs, l'orateur pouvoit occuper toute une séance; le temps n'étoit pas fixé il étoit le maître de sa matière, et parloit sans aucune contrainte. Pompée viola le premier cette liberté

du barreau, et mit comme un frein à l'éloquence. Sous les empereurs, la servitude devint encore plus dure; on fixoit le jour de l'audience, le nombre des avocats et la manière de parler. Il falloit attendre la commodité du juge pour plaider souvent il imposoit silence au milieu d'un plaidoyer, et quelquefois il obligeoit l'orateur de laisser ses preuves par écrit: enfin, pour mieux marquer leur asservissement, on les dépouilla de la toge, et on les revêtit de l'habit des esclaves.

9° Ainsi l'éloquence, abâtardie, privée de ses nobles exercices, disparut sans retour. Les grands sujets qui firent triompher Antoine, Crassus, Cicéron, ne subsistoient plus. Le sénat étoit sans autorité, le peuple sans émulation. Le tribun n'osoit plus parler de la liberté, ni le consul étaler son ambition. On ne louoit plus de héros ni de vainqueur, et on ne présentoit plus à la tribune aux harangues les enfans des grands capitaines; personne n'y disputoit plus ses prétentions; on ne recommandoit plus des rois malheureux ni des républiques opprimées. Les altercations de quelques vils plaideurs et la défense de quelques misérables étoient les sujets que traitoient ordinairement les orateurs. Ils ne plaidoient plus que sur les rapines des droits de péage par les chevaliers, sur les testamens, les servitudes et les gouttières. Quelles ressources pour l'imagination et pour le génie que de n'avoir à parler que de vol, d'usurpation, de succession, de partage, de formalités! mais de quel feu n'est-on pas animé quand on attaque des guerriers chargés des dépouilles des ennemis vaincus, quand on brigue la souveraine magistrature de son pays, quand on s'élève contre l'ambition désordonnée d'un corps formidable, quand on soulève un peuple qui commande à l'univers, qu'on réforme les lois, qu'on soutient les alliés ? C'est alors qu'on déploie toutes ses forces, que l'esprit devient créateur, et que l'éloquence prend tout son essor.

Un génie sublime ne peut s'étendre qu'à proportion de son objet. Les héros ne se forment pas à l'ombre, ni l'orateur dans la poussière d'un greffe.

10° Quels sentimens n'inspiroit point à un orateur, dans le temps que la république subsistoit, la vue d'un peuple entier qui distribuoit les graces et les honneurs; d'un

sénat qui formoit les conseils et dirigeoit le plan des conquêtes; d'une foule de consulaires illustrés par vingt triomphes; d'une multitude de cliens qui composoient leur cortége; d'une suite nombreuse d'ambassadeurs d'étrangers qui imploroient la protection des Romains? L'homme le plus froid ne seroit-il point échauffé à la vue d'un spectacle aussi auguste? Sous les empereurs, quelle solitude dans les tribunaux, et quels gens les composoient !

Cependant, après l'extinction des premiers Césars, sous le règne de Vespasien et celui de Trajan, deux orateurs vinrent encore lutter contre le mauvais goût de leur siècle et rappeler l'ancienne éloquence; ce furent Quintilien et Pline le jeune. Traçons leur caractère en deux mots, et cet article sera fini.

Le premier brilloit par une grande netteté, par un esprit d'ordre et par l'art singulier d'émouvoir les passions. On le chargeoit, pour l'ordinaire, du soin d'exposer le fait, quand on distribuoit les différentes parties d'une cause à différens orateurs. On le voyoit souvent, en plaidant, verser des larmes, changer de visage, pâlir, et donner toutes les marques d'une vive et sincère douleur. Il avoue que c'est à ce talent qu'il doit toute sa réputation. Il étoit comme l'avocat né des souverains : il eut l'honneur de parler devant la reine Bérénice pour les intérêts de cette princesse même. Non content d'instruire par son exemple, et de marquer du doigt la route de l'éloquence, il voulut aussi en fixer les principes par ses leçons, et verser dans l'esprit des jeunes patriciens qui aspiroient à la gloire du barreau, et consultoient ses lumières, le goût solide des anciens maîtres.

Ses Institutions, monument éternel de la beauté de son génie, peuvent nous donner une idée de ses talens et de ses mœurs : c'est là où, au défaut des pièces que les injures du temps n'ont pas laissé parvenir jusqu'à nous, il nous trace, avec une franchise et une modestie qui lui étoient naturelles, le plan de la méthode qu'il suivoit dans ses narrations et ses péroraisons. Cependant il y a tout lieu de soupçonner que, pour obéir à la coutume qu'il avoit trouvée établie, et pour donner quelque chose

au goût de son siècle, il employoit des armes brillantes, et ne rejetoit pas toujours les pensées fleuries, les antithèses et les pointes. Loin de réprouver totalement la déclamation, qui, comme chez les Grecs, ruina l'éloquence latine, il la juge très-utile. Il est vrai qu'il lui prescrit des bornes étroites, et qu'il ne s'y soumet que par condescendance: mais enfin auroit-il été entendu, s'il eût tenu un langage différent? Il faut parler la langue de ses auditeurs, et prendre, en quelque sorte, leur esprit pour les persuader et les convaincre. Les hommes, soit que ce soit un don de la nature, soit que ce soit un préjugé de l'éducation, n'approuvent ordinairement que ce qu'ils trouvent dans eux-mêrnes.

Pline le jeune s'étoit proposé pour modèles Démosthène et Calvus; il chérissoit une éloquence impétueuse, abondante, étendue, mais égayée par des fleurs autant que la matière le permettoit; il vouloit être grave et non pas chagrin; il aimoit à frapper avec force et avec éclat; il n'aimoit pas moins à surprendre la raison par des agrémens étudiés qu'à l'accabler par le poids de ses foudres. Les armes brillantes étoient autant de son goût que celles qui ont de la force: poli, humain, tendre, enjoué, droit, grand, noble, brillant; son esprit avoit le même caractère que son cœur. Sa composition tenoit comme le milieu entre le siècle de Cicéron et celui de Sénèque; en sorte qu'il auroit plu dans le premier comme il plaisoit dans le second. Son plaidoyer pour les peuples de la Bétique montre toute la fermeté de son courage et toute la beauté de son génie. Ses conclusions furent modestes, et firent admirer encore l'équité des premiers siècles.

Mais dans son panégyrique de Trajan, il prodigua trop toutes les fleurs de son esprit, affectant sans cesse des antithèses et des tours recherchés. Les richesses de l'imagination, la pompe des descriptions, y sont étalées sans mesure; et cette abondance excessive répand sur le tribut de justes louanges que la reconnoissance exigeoit, le dégoût qu'inspire la flatterie. Quelle beauté dans les éloges que Cicéron fait de Pompée et de César! Tout le barreau retentit de bruyantes acclamations. Que de fadeur dans le

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