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convient que si son plaidoyer avoit été applaudi, c'étoit moins par la beauté réelle de son discours que par l'espérance qu'il donnoit pour l'avenir. Ce qui est vrai, c'est qu'il craignit de fronder d'abord l'opinion publique : il lui falloit plus de crédit, plus d'autorité et plus d'expérience. Desirant d'y parvenir, il quitta Rome pour aller puiser dans les vraies sources les trésors dont il vouloit enrichir sa patrie. Athènes, Rhodes et les plus fameuses villes de l'Asie, l'occupèrent tour-à-tour. Il examina les règles de l'art avec les célèbres orateurs de ces cantons, séjour de la véritable éloquence; et, à force de soins, il vint à bout de retrancher cette superfluité excessive de style qui, semblable à un fleuve qui se déborde, ne connoissoit ni bornes ni mesures. Après quelques années d'absence, devenu un nouvel homme, enrichi des précieuses dépouilles de la Grèce, il reparut au barreau avec un nouvel éclat, réforma l'éloquence romaine, et la porta au plus haut point de perfection où elle pût atteindre : il en embrassa toutes les parties, et n'en négligea aucune; l'élégance naturelle du style simple, les graces du style tempéré, la hardiesse et la magnificence du sublime. A ces rares qualités, il joignoit la pureté du langage, le choix des expressions, l'éclat des métaphores, l'harmonie des périodes, la finesse des pensées, la délicatesse des railleries, la force du raisonnement; enfin, une véhémence de mouvemens et de figures étonnoit et flattoit également la raison de tous ses auditeurs. Il n'appartenoit qu'à lui de s'insinuer jusqu'au fond de l'ame, et d'y répandre des charmes imperceptibles.

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La nature, qui se plaît à partager les espèces de mérite et de goût, les avoit tous réunis en sa personne. Un air gracieux, une voix sonore des manières touchantes, une ame grande, une raison élevée, une imagination brillante, riche, féconde; un cœur noble et sensible, lui préparoient tous les suffrages. A cette solidité qui renfermoit tant de sens et de prudence, il joignoit, dit le père Rupin, une fleur d'esprit qui lui donnoit l'art d'embellir tout ce qu'il disoit; et il ne passoit rien par son imagination qui ne prît le tour le plus gracieux, et qui ne se parât des couleurs les plus brillantes. Tout ce qu'il traitoit, jusqu'aux matières les plus sombres de la dialec

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tique, les questions les plus arbitraires de la physique, ce que la jurisprudence a de plus épineux, et ce qu'il y avoit de plus embarrassé dans les affaires, se coloroit, dans ses discours, de cet enjouement d'esprit et de ces graces qui lui étoient si naturelles. Jamais personne n'a eu l'art d'écrire si judicieusement ni si agréablement en tout genre : il possédoit dans un degré éminent le talent singulier de remuer les passions et d'émouvoir les cœurs. Dans les grandes affaires, où plusieurs orateurs parloient, on lui laissoit toujours les endroits pathétiques à traiter; et il les manioit avec tant de succès, qu'il faisoit quelquefois retentir tout le barreau de larmes et de soupirs.

La fortune, comme étonnée de tant de hautes qualités, s'empressa de lui applanir la route des honneurs ; toutes les dignités vinrent au -'devant de lui. A peine sa réputation commença-t-elle à naître, qn'il obtint la questure de la Sicile par les suffrages unanimes du peuple. Cette province, dévorée par une famine cruelle et par les vexations énormes du préteur, trouva en lui un père, un ami, un protecteur. Sa vigilance remédia à la stérilité des récoltes, et son éloquence arréta les rapines de Verrès. Ces discours, où brillent d'un éclat immortel la force de son imagination, la magnificence de son élocution, la justesse de ses raisonnemens, la solidité de ses principes, l'enchaînement de ses preuves, l'étendue de ses connoissances, son savoir prodigieux, et son goût pour les arts, lui attirèrent plus de visites que les richesses et les triomphes n'en procurèrent à Crassus et à Pompée, les premiers des Romains. Les étrangers passoient les mers pour venir entendre et admirer un orateur si surpre nant; les philosophes quittoient leurs écoles pour écouter ses leçons de sagesse; les généraux mendioient ses talens pour maintenir leur autorité, et fixer les suffrages de la multitude; les tribunaux le redemandoient pour développer le chaos des lois; et par-tout, comme un astre bienfaisant, il portoit la lumière, et ramenoit l'ordre et la paix.

On admira dans sa préture sa fermeté romaine pour la défense des lois et de l'équité, et son humanité pour les malheureux. La patrie l'appela à son secours contre les subtilités de Rullus et les violences de Catilina; et il mérita

le premier d'en être appelé le père. Le sénat, les tribunes, les tribunaux, les académies, se laissoient gouverner par les douces influences de son beau génie. Il étoit l'ame des conseils, l'oracle du peuple, la voix de la république; et, comme s'il eût eu seul l'intelligence et la raison en partage, on ne se décidoit ordinairement que par ses lumières.

Ses malheurs même devenoient ceux de l'état; et son exil fut déploré comme une calamité publique. Les chevaliers, les sénateurs, les orateurs, les tribuns, le peuple, prirent des habits de deuil, et regrettèrent sa perte comme celle d'un dieu tntélaire. Les rois, les villes, les républiques, s'intéressèrent à son rappel, et célébrèrent avec poinpe le jour de son retour. Telle fut sa gloire dans Rome et dans l'Italie, au-delà des mers et aux extrémités de l'empire. Les villes de son gouvernement enrichies par le commerce, les campagnes couvertes de moissons, les arts rétablis, les sciences cultivées, les forêts purgées des bêtes sauvages qui ravageoient l'espérance du moissonneur; les publicains réduits à de justes profits; les usures éteintes; les impôts diminués; la vertu et le mérite estimés et récompensés; le vice proscrit et puni, firent adorer le règne philosophique de Cicéron, digne du temps de l'âge d'or, et lui élevèrent des trophées plus glorieux que les triomphes qu'on avoit décernés aux destructeurs du

humain.

genre

Mais dans le monde il n'est point de vertu que n'attaque l'envie; on a accusé Cicéron d'avoir trop de confiance dans la prospérité, trop d'abattement dans la disgrace. Il convient lui-même qu'il étoit timide; mais il prétend que cette timidité servoit plutôt à lui faire prévoir le danger qu'à l'abattre quand il étoit arrivé, ce qui nous est confirmé par le courage et la fermeté qu'il fit éclater aux yeux même de ses bourreaux. On ne lui fait pas grace de son amour désordonné pour la gloire; il n'en disconvient pas, et il explique quelle sorte de gloire il recherchoit. La vraie gloire, selon lui, ne consiste pas dans la vaine fumée de la faveur populaire, ni dans les applaudissemens d'une aveugle multitude pour laquelle on ne doit avoir que du mépris; c'est une grande réputation fondée sur les services qu'on a rendus à sa patrie, à ses amis, au genre

humain : l'abondance, les plaisirs et la tranquillité, ne sont pas les fruits qu'on doive s'en promettre, puisqu'on doit au contraire sacrifier pour elle son repos et ses plaisirs ; mais l'estime et l'approbation de tous les honnêtes gens en sont la récompense et la dette que l'on a droit d'en exiger. Par rapport aux louanges qu'il se donnoit à lui-même, et auxquelles il étoit si sensible, c'étoit moins pour sa gloire, dit Quintilien, que pour sa défense: il n'avoit que ses grandes actions à opposer aux calomnies de ses ennemis; il se servoit, pour les faire taire, du moyen qu'avoit autrefois employé le grand Scipion; mais enfin la force fit périr celui qu'elle ne put déranger de ses principes. Une politique peut-être trop timide par la crainte de troubler la tranquillité publique; un amour ardent pour la liberté qu'il avoit conservée à ses concitoyens ; l'extrême ambition de maintenir son autorité par laquelle il étoit l'ame et le soutien de la république; une haine irréconciliable contre l'ennemi de sa patrie, creusèrent à cet illustre citoyen de Rome le précipice dans lequel Marc-Antoine avoit plutôt mérité d'être enséveli Cicéron fut tué à l'âge de soixante-quatre ans, victime de ses projets salutaires et de ses services. Rome, en proie à la fureur des triumvirs, vit attachées à la tribune aux harangues des mains qui avoient tant de fois rompu les fers que lui forgeoient les séditieux perte d'autant plus déplorable, dit ValèreMaxime, qu'on ne trouve plus de Cicéron pour faire couler nos larmes sur une pareille mort.

On dit cependant que le sénat, pendant le consulat de son fils, et par ses propres mains, brisa toutes les statues de Marc-Antoine, qu'il arracha ses portraits, et défendit qu'aucun de sa famille portât. le nom de Marc. On ajoute encore qu'Auguste, ayant surpris dans les mains de son petit-fils un Traité de Cicéron, que cet enfant cachoit dans sa robe dans la crainte de lui déplaire, prit le livre, le parcourut, et le rendit à ce jeune homme en lui disant : << C'étoit un grand homme, mon fils, un amateur zélé de >> la patrie.

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Quoi qu'il en soit de cet éloge de la part d'Auguste, c'est assez pour nous d'avoir établi que Cicéron mérite d'être regardé comme un des plus grands esprits de la

république

république romaine, et en particulier comme le plus excellent de tous les maîtres d'éloquence, excepté le seul Démosthène; on sait aussi qu'il en est l'éternel panégyriste et le constant imitateur. « Je ne m'aviserai point, dit » Plutarque, d'entreprendre la comparaison de ces deux >> grands hommes; je dirai seulement que s'il étoit possible que la nature et la fortune entrassent en dispute sur » leur sujet, il seroit difficile de juger laquelle des deux » les a rendus plus semblables, ou la nature dans leurs >> mœurs et dans leur génie, ou la fortune dans leurs >> aventures et dans tous les accidens de leur vie. »

Les écrits, les succès et l'exemple de Cicéron, sembloient devoir promettre à l'éloquence romaine une durée éternelle; il en arriva néanmoins tout autrement. En vain donna-t-il les plus excellens préceptes pour fixer le goût; il les donna dans un temps où le barreau, ébranlé par l'anarchie du gouvernement, touchoit à sa décrépitude.

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par sa timi

Les Romains avoient déjà éprouvé les atteintes de l'esclavage; la liberté avoit été menacée de sa ruine prochaine par les fers que Sylla avoit forgés. Le corps de la répu blique chanceloit comme un vaste colosse accablé sous le poids de sa grandeur. Les grands, attachés à leur seul intérêt, trahissoient le sénat. Le sénat, énervé dité, confioit à des particuliers redoutables des emplois qu'il n'osoit pas leur refuser, et qui leur donnoient des droits dangereux. Les tribuns s'efforçoient vainement de rétablir leur puissance anéantie. Le peuple vendoit ses suffrages au plus hardi, au plus fort, ou au plus riche. Rome, terrible aux Barbares, n'avoit plus dans son sein que des citoyens corrompus, avides de la domination suprême, et ennemis de la liberté. Là flatterie, la dépravation des mœurs, la servitude, avoient gagné tous les membres de l'état. Enfin la solidité et la magnificence de l'éloquence romaine descendirent dans le même tombeau que Cicéron. Après lui, le barreau ne retentit plus que des clameurs des sophistes qui, désespérés de ne pouvoir atteindre un si grand maître, déchirèrent une réputation qui ternissoit la leur, et firent tous leurs efforts pour en effacer le souvenir; c'est ainsi que, par leur odieuse critique, ils vinrent à bout d'avilir l'éloquence et de l'éteindre Tome VIII.

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