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gens initiés à de nouveaux mystères, ne parloient qu'avec insolence du parti opposé. Les plus célèbres de ces maîtres furent Apollodore de Pergame et Théodore de Gadar; le premier instruisit Auguste, et le second donna des leçons à Tibère. Peut-être que le génie différent de ces deux empereurs servit à étendre leur secte et à lui donner du crédit. Quoi qu'il en soit, on distinguoit les sectateurs d'Apollodore d'avec ceux de Théodore, comme on distinguoit les philosophes du portique d'avec ceux de l'académie.

9° L'arrangement des mots dans un discours est à l'oreille ce que les couleurs sont à l'œil dans la peinture. Les écrivains des beaux siècles, convaincus de ce principe, s'appliquerent sur-tout à acquérir ce talent qui donnoit tant de grace à leurs compositions; mais les derniers écrivains, contens de raisonner, ont regardé le brillant de l'élocution comme peu nécessaire. Les sophistes, moins habiles et moins solides qu'eux, ont, au contraire, quitté le raisonnement pour se répandre en paroles; ils composèrent des mots, refondirent de vieilles phrases, imaginèrent de nouveaux tours. Incapables d'inventer par euxmêmes, ce fut assez pour eux de coudre des lambeaux de Démosthène, de Lysias, d'Eschine; de fabriquer de nouvelles périodes, et d'emprunter des expressions et des couleurs poétiques pour voiler plus artificieusement leur indigence. On y remarquoit bien le ton et la voix des anciens Grecs, mais on n'y reconnoissoit plus leur esprit. Athènes elle-même, dit Cicéron, n'étoit plus respectée qu'à cause de ses premiers savans, dont la doctrine étoit entièrement évanouie. Les Athéniens n'avoient plus conservé que la douceur de la prononciation qu'ils tenoient de la bonté de leur climat : c'étoit la seule chose qui les distinguoit des Asiatiques; mais ils avoient laissé flétrir ces fleurs et ces graces du véritable atticisme que leurs pères avoient cultivées avec tant de soin.

10° Les célèbres orateurs de la Grèce possédoient au souverain degré toutes les parties de l'éloquence, la subtilité de la dialectique, la majesté de la philosophie, le brillant de la poésie, la mémoire des jurisconsultes, la voix et les gestes des plus fameux acteurs; ils en faisoient

une étude particulière. Les rhéteurs des derniers temps, au contraire, n'étoient que de purs dialecticiens, de frivoles grammairiens, occupés à éplucher des syllabes et à forger des termes sonores.

11o Ces maitres, éloignés des grandes affaires et exclus des grandes assemblées, se renfermoient dans des matières aussi bornées que leurs écoles, et peu susceptibles de ces efforts dignes de la véritable éloquence; car on sait, dit Cicéron, que les grandes assemblées sont comme un vaste théâtre où l'orateur déploie toutes les forces de son génie et toutes les règles de son art; et que, comme un habile musicien ne peut rien sans instrument, l'orateur ne sauroit être éloquent s'il ne parle devant un grand peuple.

12° Cette contrainte les resserroit dans une seule es pèce de science; en sorte que, quand ils vouloient traiter de plus grands sujets, ils apportoient toujours le même esprit et la même méthode : ils ne savoient pas se diversifier selon les différentes matières qu'ils avoient à traiter; ils parloient des actions d'un empereur, d'un traité de paix, comme d'une question scholastique; ils s'obstinoient avec opiniâtreté à une opinion, comme des soldats liés par serment, ou des gens entêtés de certaines cérémonies. Il ne faut pas, dit Quintilien, que l'orateur épouse jamais ces sortes de querelles philosophiques; le rang où il aspire le met au dessus de ces tracasseries de l'école. Auroiton admiré une aussi grande abondance et une aussi grande étendue de génie dans Cicéron, s'il se fût renfermé dans les chicanes du barreau, et qu'il ne se fût pas donné le même essor que la nature même.

Telle fut l'éloquence attique; amie de la liberté, ello se forma, sous la république, dans les écoles des philosophes, et cessa de régner dès qu'elle cessa d'être libre. La philosophie lui inspira ces sentimens généreux, cette majesté qui sait imposer à la raison sans la contraindre; et l'état républicain lui donna ces manières fières, cette confiance, cette hardiesse qui la fit triompher des souverains. Elle régna tant que les hommes eurent la li→ berté de penser; dès que la servitude changea les senimens et les mœurs, elle disparut, et s'éclipsa sans retour.

Dans les beaux siècles, elle parla en reine, parce qu'elle avoit des rois à combattre; dans son déclin, elle prit le ton affecté et doucereux d'une courtisane, parce qu'elle avoit à plaire à des tyrans. Les célèbres orateurs d'Athènes étoient des philosophes nourris dans la liberté; les sophistes n'étoient que des esclaves, prêts à adorer quiconque les achetoit. Démosthène et les savans magistrats qui partagèrent les mêmes travaux et coururent la même carrière pouvoient être appelés, à juste titre, les enfans des héros. Les orateurs des derniers temps étoient moins que des hommes.

Dans Athènes, un orateur étoit, pour ainsi dire, un ministre d'état, chargé de représenter à l'assemblée les intérêts de sa tribu, et de soutenir la majesté de la république devant les étrangers.

Les lois avoient séparé les orateurs d'avec le vulgaire, et on les regardoit comme une compagnie respectable, consacrée pour veiller à la garde de la liberté et au bon ordre de la république. Toutes les affaires importantes leur passoient par les mains, ou leur étoient renvoyées. Dans les délibérations intéressantes, on recueilloit leurs avis, et on les appeloit par un hérault au nom de la patrie pour expliquer leurs sentimens, et répondre aux ministres étrangers. Presque toujours on leur confioit à eux-mêmes le plan d'une affaire qu'ils venoient de tracer, avec un ample pouvoir de traiter suivant leurs lumières et les circonstances : c'étoient des espèces de souverains qui maîtrisoient les esprits avec un empire absolu, mais fondé sur leur grande capacité et sur leur droiture.

Tel fut le fameux Périclès pendant un gouvernement de quarante années : il sut se maintenir, par les seules forces de son éloquence, contre tous les efforts d'une foule de rivaux, la plupart d'un mérite et d'un rang distingué ; il sut captiver l'inconstance de la multitude, et rendre son nom respectable au peuple, et terrible aux étrangers. Il fut roi sans en avoir le titre. Finances, places, alliés, îles, troupes, flottes, tout obéissoit à ses ordres. Ce pouvoir immense étoit le fruit de cette éloquence supérieure qui lui fit donner le surnom d'Olympien. Comme un autre Jupiter, au seul son de sa voix, il ébranloit la Grèce, et fou

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droyoit toutes les puissances conjurées contre sa république. Les orateurs qui lui succédèrent, quoiqu'avec moins d'habileté et de vertu, se conservèrent néanmoins la même autorité et une grande partie de ce crédit étonnant jusque dans les colonies et chez les peuples tributaires et alliés. An→ tiphon, guérissant les malades dans Corinthe par sa seule éloquence, fut regardé comme le dieu de consolation. Isocrate, réfugié dans l'île de Chio pour se soustraire aux poursuites de ses envieux, devint le législateur de toute Ï'île; sa plume, au défaut de sa voix, dictoit aux rois aux généraux, leurs devoirs, prescrivoit les règles de leurs dignités, et fixoit leur bonheur. Timothée, fils de Conon; Dioclès, roi de Chypre; et Philippe, roi de Macédoine, s'applaudirent de ses sages conseils. Hypéride fut chargé de plaider la cause des Athéniens contre les habitans de Délos, qui prétendoient avoir l'intendance du temple d'Apollon dans leur île, et celle de l'athlète Callide contre les peuples de l'Elide. En un mot, quel crédit n'eurent pas les orateurs au temps de Philippe ! Une seule parole de ce prince en fait foi: « Je frissonne, dit-il à ses

courtisans, quand je pense au péril auquel Démosthène >> nous a exposés par la ligue de Chéronée : cette seule »journée mettoit à deux doigts de sa perte notre empire >> et notre couronne. Nous ne devons notre salut qu'aux >> faveurs de la fortune. >>

Cet orateur avoit en effet toutes les qualités les plus belles pour persuader, indépendamment de son éloquence. A un fond admirable de philosophie et de vertu, il joignoit un zèle infatigable pour les intérêts de sa patrie, une haine irréconciliable contre la tyrannie et les tyrans, un amour de la liberté à toute épreuve, une sagacité merveilleuse pour percer dans l'avenir, et dévoiler les mystères de la politique; une vaste érudition, une connoissance exacte de l'histoire et des droits de la nation, une retenue, une sobriété qui brilloit jusque dans ses paroles, une droiture, une justesse de raisonnement que rien n'étoit capable d'altérer, une dignité admirable quand il traitoit les affaires. Démosthène étoit ferme pour résister aux attraits de la cupidité, intègre pour maintenir l'autorité des conseils et la liberté de l'état; éclairé pour dissiper les

préjugés d'une populace aveugle; hardi pour écarter les factieux, et plein de courage pour affronter les périls. Il n'est donc pas étonnant qu'avec de tels talens il ait enchaîné les volontés des citoyens, fixé leurs irrésolutions, et gagné la confiance générale.

Rien ne prouve mieux la dignité des orateurs grecs en général que la manière dont leur élection se faisoit à Athènes. Chaque année on en choisissoit dix, un dans chaque tribu, ou l'on continuoit les anciens. D'abord on commençoit par tirer au sort ceux qui se présentoient, et on les menoit devant les juges préposés pour informer juridiquement de leurs mœurs et de leur mérite, suivant les réglemens établis par Solon. Il falloit avoir environ trente ans pour traiter les affaires d'état. Il falloit de plus avoir servi avec distinction, s'être élevé aux grades militaires par sa valeur, et n'avoir jamais jeté son bouclier. Eschine emploie fort adroitement ce motif dans sa harangue contre Ctésiphon, en reprochant à Démosthène sa fuite de Chéronée. Pour être élu, il falloit épouser une Athénienne, et avoir ses possessions dans l'Attique, et non ailleurs. Démosthène accuse Eschine de posséder des terres en Béotie. Enfin on examinoit rigidement le récipiendaire sur sa capacité, sur ses études et sur sa science. Il avoit encore besoin du témoignage des tribus assemblées pour être élevé à la dignité d'orateur, et il confirmoit leur aveu public en jurant sur les autels.

Je finirai par dire un mot de leurs récompenses. Les orateurs tiroient leurs honoraires du trésor public; chaque fois qu'ils parloient pour l'état ou pour les particuliers, ils recevoient une dragme, somme modique par rapport à notre temps, mais fort considérable pour lors. En les gageant sur l'état, on vouloit mettre des bornes sur l'avarice des particuliers, et leur apprendre à traiter la parole avec une vraie grandeur d'ame.

Cet emploi ne devoit cependant pas être stérile, si l'on en croit Plutarque. Il rapporte que deux Athéniens s'exhortoient à devenir orateurs, en se disant mutuellement : « Ami, efforçons-nous de parvenir à la moisson d'or qui ? nous attend au barreau. » Le besoin que l'on avoit de

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