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robe toute brillante et bigarrée de diverses couleurs, peu convenable à la poussière du barreau. Ce ne fut plus que jeux d'esprit, que pointes, qu'antithèses, que figures, que métaphores, que termes sonores, mais vides de

sens.

Démétrius de Phalère, grand homme d'état, aussi versé dans les lettres et la philosophie que dans la politique, donna la première atteinte au goût solide qu'il avoit puisé dans l'école de Démosthène, dont il se faisoit honneur d'avoir été l'élève. Cet orateur, soit par affectation, soit par goût, soit par nécessité, s'appliquoit plutôt à plaire au peuple et à l'amuser, qu'à l'instruire et qu'à exciter en lui de vives impressions, comme faisoit Périclès, pour aiguillonner en quelque sorte son courage et le tirer de sa léthargie. Ecrivain poli, il s'étudioit à charmer les esprits, et non à les enflammer; à faire illusion, et non à convaincre. C'est plutôt un athlète de parade, formé pour figurer dans les jeux et les spectacles, qu'un guerrier terrible qui s'élance de sa tente pour frapper l'ennemi. Son style, rempli de douceur et d'agrément, mais dénué de force et de vigueur, avec tout son brillant et son éclat, ne s'élevoit point au dessus du médiocre. C'étoient des graces légères et superficielles, qui disparoissoient à la vue de l'éloquence sublime et magnifique de Démosthène. On le fait aussi auteur de la déclamation, genre d'exercice plus convenable à un sophiste qui cherche à faire parade d'esprit à l'ombre de l'école, qu'à un homme sensé, nourri et formé dans les affaires.

Cette nouveauté fut d'un exemple pernicieux; car ce style devint à la mode. Les sophistes qui succédèrent à Démétrius, raffinèrent encore cette invention, et ne s'occupèrent plus qu'à subtiliser, qu'à terminer leurs périodes par des jeux de mots, des antithèses, des pointes d'esprit, des métaphores outrées, des subtilités puériles. Mais dévoilons plus particulièrement les causes de la chute de l'éloquence.

1o La perte de la liberté, dans Athènes, fut celle de l'éloquence. Un homme né dans l'esclavage, dit Longin, est capable des autres sciences, mais il ne peut jamais

devenir orateur (1); car un esprit abattu et comme dompté par la servitude, n'a pas le courage de s'élever à quelque chose de grand : tout ce qu'il pourroit avoir de vigueur s'évapore de soi-même, et il demeure toujours comme enchaîné dans une prison. La servitude la plus légitime est une espèce de prison où l'ame dêcroît et se rapetisse en quelque sorte; au lieu que la liberté élève l'ame des grands hommes, anime, excite puissamment en eux l'émuÏation, et entretient cette noble ardeur qui les encourage ǎ s'élever au dessus des autres; joignez-y les motifs inté⚫ressans dont les républiques piquent leurs orateurs. Par eux leur esprit achève de se polir, et se prête à leur faire cultiver avec une merveilleuse facilité les talens qu'ils ont reçus de la nature, sans les écarter un moment de ce goût de la liberté qui se fait sentir dans leurs discours, et jusque dans leurs moindres actions.

2o A cet amour désintéressé de la liberté dans les républicains succéda, sous une domination étrangère, un desir passionné des richesses; on oublia tout sentiment de gloire et d'honneur pour mendier servilement les faveurs des nouveaux maîtres, et ramper à leurs pieds. Or, dit encore Longin, comme il est impossible qu'un juge corrompu juge sans passion et sainement de tout ce qui est juste et honnête, parce qu'un esprit qui s'est laissé gagner aux présens ne connoît de juste et d'honnête que ce qui lui est utile, comment pourrions - nous trouver de grandes actions dignes de la postérité dans ce malheureux siècle où nous ne nous occupons qu'à tromper celui-ci pour nous approprier sa succession, qu'à tendre des piéges à cet autre pour nous faire écrire dans son testament, et qu'à faire un trafic infâme de tout ce qui peut nous apporter du gain?

3o La corruption des mœurs engloutit, pour ainsi dire

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(1) Si Longin, qui regardoit sans doute comme esclaves les sujets d'un roi, eût vécu dans le siècle de Louis XIV, on doit croire qu'il n'auroit pas dit que les Daguesseau, les Cochin, les Pascal, les Bossuet, les Fénélon, les Bourdaloue, les Massiln'étoient pas des orateurs. (Note de l'éditeur.)

Jon, etc.,

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tous les talens. Les esprits, comme abâtardis par le luxe, se jetèrent dans un désordre affreux. Si on donnoit quelque temps à l'étude, ce n'étoit que par un pur amusement, ou pour faire une vaine parade de sa science, et non par une noble émulation, ni pour en tirer quelque profit louable et solide. Les Grecs, sous l'empire des étrangers, furent comme une nouvelle nation vendue à la mollesse et à la volupté. Vils instrumens des passions de leurs maîtres, ils trafiquèrent honteusement leurs vrais intérêts et leur réputation pour goûter les fades douceurs d'un lâche repos nulle émulation, nul desir de la vraie gloire; tout étoit sacrifié au plaisir. Or, dès qu'un homme oublie les leçons de la vertu, il n'est plus capable que d'admirer les choses frivoles ; il ne sauroit plus lever les yeux pour regarder au dessus de soi; il ne peut plus s'élever dans ses discours au dessus du commun: tout ce qu'il pouvoit avoir de noble et de grand se fanne, se sèche, et n'attire plus que le mépris.

4o La mauvaise éducation suivit de près la servitude et le luxe. Les études furent négligées et altérées, parce qu'elles ne conduisoient plus aux premiers postes de l'état. On vouloit qu'un précepteur coûtât moins qu'un esclave. On sait à ce sujet le beau mot d'un philosophe : comme il demandoit mille dragmes pour instruire un jeune homme, c'est trop, répondit le père, il n'en coûte pas plus pour acheter un esclave. Eh bien! à ce prix vous en aurez deux, reprit le philosophe, votre fils et celui que vous

acheterez.

Les rhéteurs, avec un manteau de pourpre des mieux travaillés, avec des chaussures attiques, comme les dames les portoient, avec des sandales de sycione, arrêtées par une courroie blanche, apprenoient aux enfans une centaine de mots, et leur expliquoient les plus ridicules impertinences qu'ils enveloppoient sous des termes mêlés de barbarismes et de solécismes, et autorisés du nom d'un poète ou d'un écrivain inconnus. Ils n'avoient à la bouche, et ne donnoient pour sujet de composition que le mont Athos percé par Xercès; l'Hellespont couvert de vaisseaux; l'air' obscurci par les flèches des Perses; les batailles de Salamine, d'Arthémise et de Platée; la mort de Léonidas et

la fuite de Xercès. Quelquefois ils déclamoient et chantoient la guerre de Troye, les noces de Deucalion et de Pyrrha, et se démenoient comme des forcénés pour se faire croire remplis de l'esprit des dieux : c'étoit à quoi aboutissoit toute leur rhétorique; certes, je crois que celle de quelques-uns de nos colléges en est la copie.

5° Les anciens orateurs grecs n'étoient pas de ces spéculatifs qui repaissoient leur curiosité de connoissances stériles et singulières; ils travailloient pour le public, et se regardoient placés dans le monde par la providence, pour l'éclairer et l'instruire utilement. En vrais savans, ils appliquoient les préceptes de la philosophie au maniement des affaires. Mais, depuis la mort de Démosthène, les orateurs et les savans n'écoutoient plus que leurs fantaisies et leurs idées chacun suivoit son intérêt particulier, et négligeoit le bien commun. On ne raisonnoit plus dans les écoles que sur des chimères; les matières absurdes qu'on y traitoit jetoient nécessairement la confusion dans les idées et dans le langage.

6o La nécessité du commerce avec les Barbares, sujets de la Macédoine ou des Romains, introduisit les mauvaises mœurs et le mauvais goût : jusque là les Grecs, élevés au grand et à l'honnête, s'étoient défendus de la corruption qui régnoit dans les provinces de l'Asie mineure, dont ils avoient tant de fois triomphé; mais bientôt le mélange avec les étrangers corrompit tout. Un je ne sais quel mauvais air infecta l'éloquence comme les mœurs. Dès qu'elle sortit du Pyrée, dit Cicéron, et qu'elle se répandit dans les îles et dans l'Asie, elle perdit cet air de santé et d'embonpoint qu'elle avoit conservé si long-temps dans son terroir naturel, et désapprit presque à parler de là ce style pesant et surchargé d'une abondance fastidieuse, qui fut en usage chez les Phrygiens, les Cariens, les Misiens, peuples grossiers et sans politesse.

7o Les discussions et les jalousies éternelles des petites républiques, qui changèrent la face des affaires, altérèrent aussi étrangement l'éloquence. Les Grecs des petits états, corrompus par l'or des étrangers, étoient autant d'espions qui observoient d'un œil malin les citoyens des plus grandes. villes. Une parole forte et libre, un terme noble et élevé,

échappés dans un discours et dans le feu de la déclamation, étoient un crime pour ceux à qui on ne pouvoit pas en imputer d'autres. On n'osoit plus raisonner, ni proposer un avis salutaire, parce que tout étoit suspecté. Dans les lieux même où les savans, chassés de leur patrie par la cabale, ouvrirent des écoles de belles lettres pour se ménager quelques ressources contre les rigueurs du sort, ce n'étoit que fureur et acharnement. Souvent un prince détruisoit les établissemens de son devancier dans les pays possédés par les successeurs d'Alexandre. Or si les délices d'une trop longue paix, dit Longin, sont capables de corrompre les plus belles ames, à plus forte raison cette guerre sans fin, qui trouble depuis si long-temps toute la terre, est-elle un puissant obstacle à nos desirs.

Il est vrai que Rome ouvrit une retraite honorable à ces illustres bannis, et que le palais des Césars leur fut souvent un asyle assuré; mais ils n'y parurent qu'en qualité de philosophes et de grammairiens. Leurs occupations consistoient à expliquer les écrits des anciens, suivant les règles de la grammaire et de la rhétorique, mais non à composer des harangues grecques. Leur langue naturelle leur devenoit inutile dans une ville où la seule langue latine étoit en usage dans les tribunaux, et ils n'avoient aucune part aux affaires. Les peuples d'Italie, encore du temps des enfans de Théodose, méprisoient souverainement le grec en un mot, c'étoient des gens d'esprit, des savans, des philosophes; mais ce n'étoient pas des

orateurs.

:

8° Les dissensions civiles avoient passé jusque dans les écoles les maîtres entre eux formoient des partis et des sectes; chaque opinion avoit ses disciples et ses défenseurs; on disputoit avec autant de fureur sur une question de rhétorique que sur une affaire d'état. Tout avoit été converti en problême; l'esprit de faction avoit comme saisi tous les Grecs, et ils étoient divisés entre eux pour l'éloquence et les belles lettres encore plus qu'ils ne l'étoient pour le gouvernement de leurs républiques. Les maîtres s'applaudissoient puérilement de paroître à la tête d'une nouvelle troupe, et montroient avec une affectation ridicule leurs nouveaux élèves : ces disciples, comme des

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