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voir. Je conviens que, si le spectateur est intéressé, l'objet du poète est rempli; mais l'intérêt dépend de l'illusion et celle-ci de la vraisemblance: or, il n'est pas vraisemblable que deux acteurs, sur la scène, s'occupent, l'un à dire, l'autre à écouter ce qui n'intéresse ni l'un ni l'autre. De plus, l'intérêt du spectateur n'est que celui des personnages; et, selon que ce qu'il entend les affecte plus ou moins, l'impression réfléchie qu'il en reçoit est plus profonde ou plus légère,

Les faits, contenus dans l'exposition de Rodogune, ne manquent ni d'importance ni de pathétique; mais, des deux personnages qui sont en scène, l'un raconte froidement, l'autre écoute plus froidement encore, et le spec

tateur s'en ressent.

L'intérêt personnel de celui qui raconte est un besoin de conseil, de secours, de consolation, de soulagement; l'intérêt qui lui vient du dehors est un mouvement d'af→ fection ou de haine pour celui dont la fortune ou la vie est en péril ou comme en suspens. L'intérêt personnel de celui qui écoute est tranquille ou passionné de curiosité ou d'inquiétude; et l'une et l'autre est d'autant plus vive que l'événement le touche de plus près; l'intérêt, s'il lui est étranger, vient d'un sentiment de bienveillance ou d'inimitié, de compassion ou d'humanité simple.

Plus la narration est intéressante pour les acteurs, moins elle a besoin de l'être directement pour les spectateurs je m'explique. Un fait simple, familier, commun, qui vient de se passer sous nos yeux, n'est rien moins qu'intéressant pour nous à entendre raconter; mais si ce récit va porter la joie dans l'ame d'un malheureux qui nous a fait verser des larmes; s'il le tire de l'abîme où nous avons frémi de le voir tomber; s'iljette la désolation, le désespoir dans l'ame d'une mère, d'un ami, d'un amant ; si, par une révolution subite, il change la face des choses, et fait passer le personnage que nous aimons d'une extrémité de fortune à l'autre, il devient très intéressant, quoiqu'il n'ait rien de merveilleux, rien de curieux en lui-même. Si, au contraire, la narration n'a pas cette influence rapide et puissante sur le sort des personnages; si elle ne doit exciter aucunes de ces secousses, dont

l'ébranlement se communique à l'ame des spectateurs, au défaut de cette réaction, elle doit avoir une action directe et relative de l'objet à nous-mêmes. C'est là qu'il faut nous rendre les objets présens par la vivacité des peintures. Enée et Didon, Henri IV et Elizabeth ne sont pas assez émus pour nous émouvoir et nous attendrir; mais le tableau de l'incendie de Troye, et celui du massacre de la Saint-Barthélemy, nous frappent, nous ébranlent directement et sans contre-coup : c'est ainsi qu'agit l'épopée, lorsqu'elle n'est pas dramatique; et alors, pour suppléer à l'action, elle exige les couleurs les plus vives et les plus vraies, les couleurs même de la nature, et sans aucun vernis de l'art.

Plus l'exposé d'un événement tragique est nu, simple et naïf, mieux il fait l'impression de la chose. Toute circonstance qui n'ajoute pas à l'intérêt l'affoiblit; au lieu que dans les récits tranquilles, et qui n'intéressent que l'imaginalion, le fond n'est rien, la forme est tout le travail fait le prix de la matière; alors la poésie se répand en descriptions, en comparaisons, ressources qu'elle dédaigne, lorsqu'elle est vraiment pathétique; car ces vains ornemens blesseroient la décence, autre règle que le poète doit s'imposer en racontant.

Quid deceat, quid non, est un point de vue sur lequel il doit avoir sans cesse les yeux attachés. Ce n'est point là ce qu'on' vous demande, dit Horace à l'artiste qui prodigue des ornemens étrangers ou superflus. Je lui dis plus: Ce n'est point là ce que vous vous demandez à vous-même. Que faites-vous? C'est le cœur, et non pas les sens que vous devez frapper. Vous voulez nous peindre la nature dans sa touchante simplicité, et vous la chargez d'un voile dont la richesse fait l'épaisseur. Est-ce avec des vers pompeux et de brillantes images que vous prétendez m'arracher des larmes? Est-ce avec cet éclat de paroles qu'une amante, sur le tombeau de son amant ; une mère, sur le corps froid et livide d'un fils unique et bien-aimé, vous pénètrent et vous déchirent l'ame? Consultez-vous, écoutez la nature, et jetez au feu ces descriptions fleuries qui la glacent au fond de nos cœurs.

Les décences de la narration du poète à nous se bornent à n'y rien mêler d'obscène, de bas, de choquant.

Contre cette règle péche, dans l'Enéide, la fiction puérile et dégoûtante des harpies; et, dans le Paradis perdu, l'allégorie du péché et de la mort. Le nuage qui, dans l'Iliade, couvre Jupiter et Junon sur le mont Ida, est, pour les poètes, une leçon et un modèle de bienséance.

Les décences d'un acteur à l'autre sont dans le rapport de leur rang, de leur situation respective. Un malheureux, qui, pour émouvoir la pitié, fait le récit de ses aventures, est réservé, timide et modeste, ménager du temps qu'on lui donne, et attentif à ne pas en abuser.

Mérope demande à Egiste quel est l'état, le rang, la fortune de ses parens : vous savez quelle est sa réponse.

Si la vertu suffit pour faire la noblesse,
Ceux dont je tiens le jour, Policlète, Sirris,
Ne sont pas des mortels dignes de vos mépris.
Le sort les avilit, mais leur sage constance
Fait respectér en eux l'honorable indigence;
Sous ses rustiques toits, mon père vertueux

Fait le bien, suit les lois, et ne craint que les dieux.

Ainsi le style, le ton, le caractère de la narration, et tout ce qu'on appelle convenance, est dans le rapport de celui qui raconte, avec celui qui l'écoute. Si Virgile a une tempête à décrire, il est naturel qu'il emploie toutes les couleurs de la poésie à la rendre présente à l'esprit du le cteur.

Mais qu'Idoménée, dans la plus cruelle situation où puisse être réduit un père, fasse, à l'un de ses sujets, la confidence de son malheur, il ne s'amusera point à décrire la tempête qu'il a essuyée: son objet n'est pas d'effrayer celui qui l'entend, mais de lui confier sa peine. « Nous » allions périr, lui dira-t-il, j'invoquai les dieux; et, » pour les appaiser, je jurai d'immoler, en arrivant dans »mes états, le premier homme qui s'offrirait à moi. Piété » cruelle et funeste! J'arrive; et le premier objet qui se » présente à ma vue, c'est mon fils. » Voilà le langage de la douleur.

Il en est d'un personnage tranquille à peu près comme du poète le sujet de la narration ne doit pas l'affecter assez pour lui faire négliger les détails: par exemple, il

est natnrel qu'Enée, racontant à Didon la mort de Laocoon et de ses enfans, décrive la figure des serpens qui: fendant la mer, vinrent les étouffer. Didon est disposée à l'entendre; au lieu que dans le récit de la mort d'Hypolite, ni la situation de Théramène, ni celle de Thésée, ne comportent ces riches détails :

Cependant sur le dos de la plaine liquide

S'élève à gros bouillons une montague humide.
L'onde approche, se brise, et vomit, à nos yeux,
Parmi des flots d'écume, un monstre furieux.
Son front large est armé de cornes menaçantes;
Tout son corps est couvert d'écailles jaunissantes
ludomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux;
Ses longs mugissemens font trembler le rivage;
Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage;
La terre s'en émeut, l'air en est infesté ;
Le flot qui l'apporta recule épouvanté.

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Ces vers sont très-beaux, mais ils sont déplacés. Si le sentiment, dont Théramène est saisi, étoit la frayeur, il seroit naturel qu'il en eût l'objet présent, et qu'il le décrivit comme il l'auroit vu; mais peu importe à sa douleur et à celle de Thésée que le front du dragon fût armé de cornes, et que son corps fût couvert d'écailles. Si Racine eût, dans ce moment, interrogé la nature, lui qui la connoissoit si bien, j'ose croire qu'après ces deux vers,

L'onde approche, se brise, et vomit, à nos yeux,
Parmi des flots d'écume, un, monstre furieux,

il eût passé rapidement à ceux-ci :

Tout fait; et, sans s'armer d'un courage inutile,
Dans le temple voisin chacun cherche un asyle.
Hypolite, lui seul, etc.

Il est dans la nature que la même chose racontée par différens personnages, se présente sous des traits différens, soit qu'ils ne l'aient pas vu de même, soit qu'ils ne se rappellent de ce qu'ils ont vu que ce qui les a vivement frappés, soit que le sentiment qui les domine, ou le dessein

B

qui les occupe, leur fasse négliger et passer sous silence tout ce qui ne l'intéresse pas. Pour savoir les détails sur lesquels il faut se reposer, ou bien glisser légèrement, il n'y a qu'à examiner la situation ou l'intention de celui qui raconte sa situation, lorsqu'il se livre aux mouvemens de son ame, et qu'il ne raconte que pour se soulager; son intention, lorsqu'il se propose d'émouvoir l'ame de celui qui l'écoute, et d'en disposer à son gré. Là, tout ce qui l'affecte lui-même; ici, tout ce qui peut exciter dans l'autre les sentimens qu'il veut lui inspirer, sera placé dans sa narration; tout le reste y sera superflu: la règle est simple; elle est infaillible.

Que l'intention de celui qui raconte soit d'instruire, ou seulement d'émouvoir; qu'il réveille des choses cachées, ou qu'il rappelle des choses connues, les détails ne sont pas les mêmes. Le complot d'Egiste et de Clytemnestre, l'arrivée d'Agamemnon, les embûches qu'on lui a dressées, comment il a été surpris et assassiné dans son palais; Oreste a dû voir tout cela dans le récit que lui a fait Palamède, quand il a voulu l'en instruire; mais s'il ne s'agit plus que de lui rappeler ce crime connu pour l'exciter à la vengeance, c'est à grands traits qu'il le lui peindra.

Oreste, c'est ici que le barbare Egiste,

Ce monstre détesté, souillé de tant d'horreurs,

Immólá votre père à ses noires fureurs.

Là, plus cruelle encor, pleine des Euménides,

Son épouse sur lui porta ses mains perfides.

C'est ici que, sans force et baigné dans son sang,
Il fut long-temps traîné le couteau dans le lanc.

Il en est de même d'un personnage qni, plein de l'objet qui l'intéresse directement, se le rappelle, ou le rappelle à d'autres; il l'effleure, et n'en prend que les traits relatifsà sa situation. Ainsi, dans l'apothéose de Vespasien, Bérénice n'a vu, ne fait voir à Phénice que le triomphe de Titus :

De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur?
Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur?
Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,

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