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Les éclaircissemens sont faciles dans l'épopée, où lè poète cède et reprend la parole, quand bon lui semble. Dans le dramatique, il faut un peu plus d'art pour mettre l'auditeur dans la confidence; mais ce qu'un acteur ne sait pas ou ne doit pas dire, quelqu'autre peut le savoir et le révéler; ce qu'ils n'osent confier à personne, ils se le disent à eux-mêmes; et comme dans les momens passionnés il est permis de penser tout haut, le spectateur entend la pensée. C'est donc une négligence inexcusable que de laisser dans l'exposition des faits une obscurité qui nous inquiète et qui nuit à l'illusion.

Si les faits sont trop compliqués, la méthode la plus sage, en travaillant, c'est de les réduire d'abord à leur plus grande simplicité; et, à mesure qu'on aperçoit dans leur exposé quelque embarras à prévenir, quelque nuage à dissiper, on y répand quelques traits de lumière. Le comble de l'art est de faire en sorte que ce qui éclaircit la narration soit aussi ce qui la décore: c'étoit le talent de Racine.

Le poète est en droit de suspendre la curiosité; mais il faut qu'il la satisfasse : cette suspension n'est même permise qu'autant qu'elle est motivée; et il n'y a qu'un poème folâtre, comme celui de l'Arioste, où l'on soit reçu jouer de l'impatience de ses lecteurs.

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L'art de ménager l'attention sans l'épuiser consiste à rendre intéressant et comme inévitable l'obstacle qui s'oppose à l'éclaircissement, et de paroître soi-même partager l'impatience que l'on cause. On emploie quelquefois un incident nouveau pour suspendre et différer l'éclaircissement; mais qu'on prenne garde à ne pas laisser voir qu'il est amené tout exprès, et sur-tout à ne pas employer plus d'une fois le même artifice. Le spectateur veut bien qu'on le trompe, mais il ne veut pas s'en apercevoir. La ruse est permise en poésie, comme l'étoit le larcin à Lacédémone; mais on punit les mal-adroits.

Il n'y a que les faits surnaturels dont le poète soit dispensé de rendre raison en les racontant. Edipe est destiné, dès sa naissance, à tuer son père et à épouser sa mère; Calchas demande qu'on immole Iphigénie sur l'autel de Diane. Qu'a fait dipe, qu'a fait Iphigénie pour mériter un

pareil sort? Telle est la loi de la destinée, telle est la volonté du ciel: le poète n'a pas autre chose à répondre. Il faut avouer que ces traditions populaires, si choquantes pour la raison, étoient commodes pour la poésie.

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Les poètes anciens n'ont pas toujours dédaigné de motiver la volonté des dieux ; et le merveilleux est bien plus satisfaisant lorsqu'il est fondé, comme dans l'Enéide, le ressentiment de Junon contre les Troyens; et la colère d'Apollon contre les Grecs, dans l'Iliade. Mais, pour motiver la conduite des dieux, il faut une raison plausible: il vaut mieux n'en donner aucune que d'en alléguer de mauvaises. Dans l'Enéide, par exemple, les vaisseaux d'Enée au moment qu'on va les brûler, sont changés en nymphes: pourquoi? parce qu'ils sont faits des bois du mont Ida consacré à Cybèle; mais, comme un critique l'observe, plusieurs de ces vaisseaux n'en ont pas moins péri sur les mers; et ce qui ne les a pas garantis des eaux ne devoit pas les garantir des flammes.

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Ce que je viens de dire de la clarté contribue aussi à la vraisemblance. Un fait n'est incroyable que parce qu'on y voit de l'incompatibilité dans les circonstances, Ou de l'impossibilité dans l'exécution. Or, en l'expliquant, tout se concilie, tout s'arrange, tout se rapproche de la vérité. D'un tissu de faits possibles le récit peut être incroyable si chacun d'eux est si rare, si singulier, qu'il n'y ait pas d'exemple dans la nature d'un tel concours d'événemens. Il peut arriver une fois que la statue d'un homme tombe sur son meurtrier et l'écrase, comme fit celle de Myrtis. Il peut arriver qu'un anneau jeté dans la mer se retrouve dans le ventre d'un poisson, comme celui de Policrate; mais un pareil accident doit être entouré de faits simples et familiers, qui lui communiquent l'air de la vérité. C'est une idée lumineuse d'Aristote, que la croyance que donne à un fait se réfléchit sur l'autre, quand ils sont liés avec art. «< Par une espèce de paralogisme ou faux raison--. >>>nement qui nous est naturel, nous concluons, dit-il, de ce qu'une chose est véritable, que celle qui la suit doit » l'être. » Cette remarque importante prouve combien, dans le récit du merveilleux, il est essentiel d'entre-mêler des circonstances communes.

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Ceux qui demanderoient qu'un poème fût une suite d'événemens inouis, n'ont pas les premières notions de l'art. Ce qu'ils desirent dans un poème, est le vice des anciens romans. Pour me persuader que les héros qu'on me présente ont fait réellement des prodiges dont je n'ai jamais vu d'exemples, il faut qu'ils fassent des choses qui, tous les jours. se passent sous mes yeux. Il est vrai que, parmi les détails de la vie commune, l'on doit choisir avec goût ceux qui ont le plus de noblesse dans leur naïveté, ceux dont la peinture a le plus de charmes ; et en cela les mœurs anciennes étoient plus favorables à la poésie que les nôtres. Les devoirs de l'hospitalité, les cérémonies religieuses, donnoient un air vénérable à des usages domestiques qui n'ont plus rien de touchant parmi nous. Que les Grecs mangent avant le combat, leurs vœux, l'usage de chanter à table les louanges des dieux ou des héros, rendent ce repas auguste. Qu'Henri IV ait pris et fait prendre à ses soldats quelque nourriture avant la bataille d'Ivri, c'est un tableau peu favorable à peindre. Il y a donc de l'avantage à prendre ses sujets dans les temps éloignés, ou, ce qui revient au même, dans les pays lointains; mais dans nos mœurs on peut trouver encore des choses naïves et familières, qui ne laissent pas d'avoir de la noblesse et de la beauté. Et pourquoi ne peindroit-on pas aujourd'hui les *adieux d'un guerrier qui se sépare de sa femme et de son fils, avec cette ingénuité naturelle qui rend si touchans les adieux d'Hector? Homère trouveroit parmi nous la nature encore bien féconde, et sauroit bien nous y rame→ ner. Le poète est si fort à son aise lorsqu'il fait des hommes de ses héros! Pourquoi donc ne pas s'attacher à cette nature simple et charmante lorsqu'une fois on l'a saisie? Pourquoi du moins ne pas se relâcher plus souvent de cette dignité factice où l'on tient ses personnages en altitude et comme à la gêne? Le dirai-je ? Le défaut dominant de notre poésie héroïque, c'est la roideur. Je la voudrois souple comme la taille des graces. Je ne demande pas que le plaisant s'y joigne au sublime; mais je suis persuadé qu'on ne sauroit trop y mêler le familier noble, et que c'est sur-tout de ces relâches que dépend l'air de vérité. La troisième qualité de la narration, c'est l'à-propos. Tome Vlll.

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Toutes les fois que des personnages qui sont en scène, l'un raconte, et les autres écoutent, ceux-ci doivent être disposés à l'attention et au silence, et celui-là doit avoir eu quelques raisons de prendre, pour le récit dans lequel il s'engage, ce lieu, ce moment, ces personnes même. S'il étoit vrai que Cinna rendit compte à Emilie, dans l'appartement d'Auguste, de ce qui vient de se passer dans l'assemblée des conjurés, la personne et le temps seroient convenables, mais le lieu ne le seroit pas. Théramène raconte à Thésée tout le détail de la mort d'Hypolite : la personne et le lieu sont bien choisis; mais ce n'est point dans le premier accès de la douleur, qu'un père, qui se reproche la mort de son fils, peut entendre la description du prodige qui l'a causée. Les récits dans lesquels s'engagent les héros d'Homère sur le champ de bataille, sont déplacés à tous égards.

Une règle sûre pour éprouver si le récit vient à propos " c'est de se consulter soi-même, de se demander: Si j'étois à la place de celui qui l'écoute, l'écouterois - je de même? le ferois-je à la place de celui qui le fait ? est-ce là même, et dans ce même instant, que ma situation, mon caractère, mes sentimens ou mes desseins, me détermineroient à le faire? Cela tient à une qualité de la narration plus essentielle que l'à-propos : c'est de l'intérêt que je parle.

La narration, purement épique, c'est-à-dire du poète à nous, n'a besoin d'être intéressante que pour nous-mêmes. Qu'elle réunisse, à notre égard, l'agrément et l'utilité, l'objet du poète est rempli; elle peut même se passer d'instruire, pourvu qu'elle attache : le plaisir qu'elle peut. causer est celui de l'esprit, de l'imagination ou du

sentiment.

Plaisir de l'esprit, lorsqu'elle est une source de réflexions ou de lumières : c'est l'intérêt que nous éprouvons à la lecture de Tacite. Il suffit à l'histoire, il ne suffit pas à la poésie; mais il en fait le plus solide prix, et c'est parlà qu'elle plaît aux sages.

Plaisir de l'imagination, lorsqu'on présente aux yeux de l'ame le tableau de la nature: c'est là ce qui distingue la narration du poète de celle de l'historien. Le soin de

la varier et de l'enrichir fait qu'on y mêle souvent des descriptions épisodiques; mais l'art de les enlâcer dans le tissu de la narration, de les placer dans les repos, de leur donner une juste étendue, de les faire desirer, ou comme délassemens, ou comme détails curieux, cet art, dis-je, n'est pas facile.

Cet attrait même de la nouveauté, ce plaisir de l'imagination, s'il étoit seul, seroit foible et bientôt insipide: l'ame ne sauroit s'attacher à ce qui ne l'éclaire ni ne l'émeut; et du moins si on la laisse froide, ne faut-il pas la laisser vide?

Plaisir du sentiment, lorsqu'une peinture fidelle et touchante exerce en nous cette faculté de l'ame par les vives impressions de la douleur ou de la joie ; qu'elle nous émeut, nous attendrit, nous inquiète et nous étonne, nous épouvante, nous afflige et nous console tour-à-tour; enfin, qu'elle nous fait goûter la satisfaction de nous trouver sensibles, le plus délicat de tous les plaisirs.

De ces trois intérêts, le plus vif est évidemment celui-ci. Le sentiment supplée à tout, et rien ne supplée au sentiment: seul, il se suffit à lui-même, et aucune autre beauté ne se soutient s'il ne l'anime. Voyez ces récits qui se perpétuent d'âge en âge, ces traits dont on est si avide des l'enfance, et qu'on aime à se rappeler encore dans l'âge le plus avancé : ils sont tous pris dans le sentiment. Mais c'est du concours de ces trois moyens de captiver les esprits, que résulte l'attrait invincible de la narration, et la plénitude de l'intérêt. C'est donc sous ces trois points de vue que le poète, avant de s'engager dans ce travail, doit en considérer la matière pour en mieux pressentir l'effet. Il jugera, par la nature du fond, de sa stérilité ou de son abondance; et, glissant sur les endroits qui ne peuvent rien produire, il réservera les forces du génie pour semer en un champ fécond.

Je n'ai considéré jusqu'ici l'intérêt que du poète au lecteur, et tel qu'il est même dans l'épopée; mais, dans le poème dramatique, il est relatif encore aux personnages qui sont en scène, et c'est par eux qu'il doit commencer. Qu'importe, direz-vous, qu'un autre que moi s'intéresse au récit que j'entends? Il importe beaucoup, et on va le

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