Imágenes de página
PDF
ePub

bien Milton est supérieur au chantre des Nuits, dans la noblesse de la douleur! Rien n'est beau comme ces quatre vers qui terminent le Paradis perdu :

The world was all before them, where to choose
Their place of rest, and Providence their guide:
They, hand in hand, with wand'ring steps and slow,
Through Eden took their solitary way.

«Le monde entier s'ouvroit devant eux. Ils pouvoient y <«<choisir un lieu de repos; la Providence étoit leur seul «guide : Ève et Adam, se tenant par la main, et marchant «à pas lents et indécis, prirent à travers Éden leur chemin << solitaire. >>

On voit toutes les solitudes du monde ouvertes devant notre premier père, toutes ces mers qui baignent des côtes inconnues, toutes ces forêts qui se balancent sur un globe habité, et l'homme laissé seul avec son péché au milieu des déserts de la création.

Hervey, dans ses Méditations (quoique d'un génie moins élevé que l'auteur des Nuits), a quelquefois montré une sensibilité plus douce et plus vraie. On connoît ces vers sur l'enfant qui goûte à coupe de la vie :

la

Mais sentant sa liqueur d'amertume suivie,
Il détourna la tête, et, regardant les cieux,
Pour jamais au soleil il referma les yeux.

Le docteur Beattie, poëte écossois, qui vit encore 1, a répandu dans son Minstrel la rêverie la plus aimable. C'est la peinture des premiers effets

[blocks in formation]

de la muse sur un jeune barde de la montagne, qui ignore encore le génie dont il est tourmenté. Tantôt le poëte futur va s'asseoir au bord des mers pendant une tempête; tantôt il quitte les jeux du village, pour aller entendre à l'écart et dans le lointain le son des musettes. Young étoit peut-être appelé par la nature à traiter de plus hauts sujets; mais alors ce n'étoit pas le poëte complet. Milton, qui a chanté les douleurs du premier homme, a aussi soupiré le Penseroso.

Ceux de nos bons écrivains qui ont connu le charme de la rêverie ont prodigieusement surpassé le docteur anglois. Chaulieu a mêlé, comme Horace, les pensées de la mort aux illusions de la vie. Ces vers si connus valent, pour la mélancolie, toutes les exagérations du poëte d'Albion:

[ocr errors][merged small][merged small]

Et l'inimitable La Fontaine, comme il sait rêver aussi !

Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie!
La Parque à filets d'or n'ourdira point ma vie,

Je ne dormirai point sous de riches lambris;
Mais voit-on que le somme en perde de son prix?
En est-il moins profond et moins plein de délices?
Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices!

C'est un grand poëte que celui-là qui a fait de pareils vers.

La page la plus rêveuse d'Young ne peut être comparée à ce passage de J.-J. Rousseau :

«Quand le soir approchoit, je descendois des cimes de « l'ile, et j'allois volontiers m'asseoir au bord du lac, sur «la grève, dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues «et l'agitation de l'eau fixant mes sens, et chassant de mon «<âme toute autre agitation, la plongeoient dans une rêverie « délicieuse où la nuit me surprenoit souvent, sans que je «m'en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son « bruit continu, mais renflé par intervalles, frappant sans «relâche mon oreille et mes yeux, suppléoient aux mouve«ments internes que la rêverie éteignoit en moi, et suffi«soient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, «sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissoit «quelque foible et courte réflexion sur l'instabilité des «choses de ce monde, dont la surface des eaux m'offroit « l'image: mais bientôt ces impressions légères s'effaçoient « dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçoit, «et qui, sans aucun concours actif de mon âme, ne laissoit « pas de m'attacher au point, qu'appelé par l'heure et le signal convenu, je ne pouvois m'arracher de là sans efforts. »

Ce passage de Rousseau me rappelle qu'une nuit, étant couché dans une cabane, en Amérique, j'entendis un murmure extraordinaire qui venoit d'un lac voisin. Prenant ce murmure pour l'avant-coureur d'un orage, je sortis de la hutte pour regarder le ciel. Jamais je n'ai vu de nuit plus belle et plus

pure. Le lac s'étendoit tranquille, et répétoit la lumière de la lune, qui brilloit sur les pointes des montagnes et sur les forêts du désert. Un canot indien traversoit les flots en silence. Le bruit que j'avois entendu provenoit du flux du lac, qui commençoit à s'élever, et qui imitoit une sorte de gémissement sous les rochers du rivage. J'étois sorti de la hutte avec l'idée d'une tempête: qu'on juge de l'impression que fit sur moi le calme et la sérénité de ce tableau; ce fut comme un enchantement.

Young a mal profité, ce me semble, des rêveries qu'inspirent de pareilles scènes, parce que son génie manquoit éminemment de tendresse. Par la même raison, il a échoué dans cette seconde sorte de tristesse, que j'ai appelée tristesse des souvenirs. Jamais le chantre des tombeaux n'a de ces retours attendrissants vers le premier âge de la vie, alors que tout est innocence et bonheur. Il ignore les souvenirs de la famille et du toit paternel; il ne connoît point les regrets pour les plaisirs et les jeux de l'enfance; il ne s'écrie point, comme le chantre des Saisons:

Welcome, kindred glooms!

Congenial horrors, hail! with frequent foot,
Pleas'd have I, in my cheerful morn of life,
When nurs'd by careless solitude I liv'd,

And sung of Nature with unceasing joy,

Pleas'd have I wander'd thro' your rough domain;
Trod the pure virgin-snows, myself pure, etc.

«Ombres propices des hivers, agréables horreurs, je « vous salue. Combien de fois, au matin de ma vie, lorsque

<«<rempli d'insouciance et nourri par la solitude, je chan«<tois la nature dans une extase sans fin, combien de fois «n'ai-je point erré avec ravissement dans les régions des << tempêtes, foulant les neiges virginales, moi-même aussi "pur qu'elles !n

[ocr errors]

Gray, dans son ode sur une vue lointaine du collége d'Éton, a répandu cette même douceur des

souvenirs :

Ah! happy hills, ah! pleasing shade,
Ah! fields belov'd in vain,

Where once my careless childhood stray'd

A stranger yet to pain!

I feel the gales that from you blow.

My weary soul they seem to sooth,
And redolent of joy and youth

To breath a second spring.

«O heureuse colline! O doux ombrage! O champs aimés «en vain, champs où se joua ma tranquille enfance, encore «<étrangère aux douleurs! Je sens les vents qui soufflent « de vos bocages... Ils semblent ranimer mon âme fatiguée, «<et, parfumés de joie et de jeunesse, m'apporter un second <<printemps. >>

Quant aux souvenirs du malheur, ils sont nombreux dans le poëte anglois. Mais pourquoi semblent-ils encore manquer de vérité comme tout le reste? Pourquoi le lecteur ne peut-il s'intéresser aux larmes du chantre des Nuits? Gilbert expirant à la fleur de son âge, dans un hôpital, et se rappelant l'abandon où ses amis l'ont laissé, attendrit tous les cœurs :

Au banquet de la vie, infortuné convive,

J'apparus un jour, et je meurs!

« AnteriorContinuar »