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prit. Ils connaissaient la théorie du combat judiciaire; ils savaient appliquer les lois et établir des moyens; ils ne manquent point de force dans les raisonnemens, ni même quelquefois de véhémence et de pathétique; mais ces bonnes qualités sont habituellement corrompues par le mélange des vices essentiels dont le barreau était depuis long-tems infecté, et dont ils ne le corrigerent pas. Ils ne surent point se mettre au dessus de cette mode ridiculement impérieuse, qui obligeait tout avocat, sous peine de paraître dénué d'esprit et de science, à faire d'un plaidoyer, un recueil indigeste d'érudition sacrée et profane, toujours d'autant plus applaudie, qu'elle était plus étrangere au sujet. On a peine à concevoir comment un Lemaître, de l'école de PortRoyal, un Patru, ami de Boileau, ne sentaient pas que rien n'était plus déplacé, plus contraire à la nature des objets qu'ils traitaient, au sérieux des discussions juridiques, à la gravité des tribunaux, que ce débordement de citations gratuites, tirées des poëtes et des philosophes de l'antiquité, des prophetes, de l'Ancien et du Nouveau-Testament, des Peres de l'Eglise; que ces comparaisons de rhéteur, tirées du soleil, de la lune et des montagnes, et cette foule de subtilités inutilement ingénieuses; toutes choses qui ne tiennent qu'à la prétention de montrer de l'esprit et de la science, prétention futile par elle-même, et qui l'est encore bien plus dans des matieres aussi graves que le jugement d'un procès et le sort d'un accusé. Ce n'est pas dans Cicéron et dans Démosthene qu'ils avaient appris à écrire et à plaider de cette maniere : ces maîtres de l'art se faisaient une loi de ne sortir jamais ni de leur sujet ni du ton qu'il comportait. Mais il faut reconnaître ici l'ascendant de l'exemple et le préjugé dominant. La manie de

T'esprit et le faste de l'érudition, se confondant ensemble, formaient encore le fond de presque tous les ouvrages; il importait peu sans doute aux juges comme aux plaideurs, que Platon et Séneque, Saint Basile et Saint Chrysostôme, eussent dit élégamment telle chose, eussent écrit telles ou telles pensées; mais il fallait faire voir qu'on les avait lus, et qu'on était capable de les faire intervenir à tout propos. Il fallait citer aussi l'histoire, et parler des Carthaginois et des Romains à propos des sœurs d'un hôpital ou des marguilliers d'une paroisse. En vain Racine, dont le goût excellent s'étendait sur tout, leur disait dans les Plaideurs :

Avocat, je prétends

Qu'Aristote n'a point d'autorité céans.
Avocat, il s'agit d'un chapon,

Et non point d'Aristote et de sa politique.

En vain, quand l'Intimé remontait au chaos des Grecs et à la naissance du Monde, Racine lui disait par la bouche de Dandin :

Au fait, au fait, au fait.

La foule des harangueurs du palais répondait comme l'intimé : ce qui vous paraît inutile, c'est le beau. C'est le laid, disait Racine avec Dandin; mais la coutume l'emportait, et les plaidoyers de Lemaître et de Patru, les deux coryphées du barreau, sont imprégnés de cette rouille de pédantisme et de faux esprit, au point qu'avec un mérite réel en quelques parties, ils ne peuvent plus être que consultés par ceux qui étudient la jurisprudence, et que d'ailleurs ils ne sont lus de personne.

Il y a pourtant quelque différence entre eux : Patru donne avec moins d'excès dans les abus dout je viens de parler : sa diction est eu genéral

plus pure et plus saine il s'occupait beaucoup de la correction du langage, et il est un des premiers grammairiens qui ont contribué à l'épurer. C'est sous ce point de vue, plus important alors qu'il ne peut l'être aujourd'hui, que Despréaux l'a loué de bien écrire; mais nulle part il n'a loué son éloquence.

Je crois qu'au fond Lemaître en avait plus que lui, qu'il était plus orateur : du moins dans le petit nombre de causes intéressantes qui se trouvent parmi la multitude de leurs plaidoyers, il y en a deux où Lemaître me paraît avoir eu de beaux développemens, de beaux mouvemens d'éloquence judiciaire; d'abord une cause de séparation entre mari et femme, et surtout une cause très-singuliere, où il défendait une fille que sa mere refusait de reconnaître.

D'un autre côté, Patru est un peu moins déclamateur; il a même quelquefois dans de petites affaires la sagesse de ne vouloir pas être plus éloquent qu'il ne faut, sagesse infiniment rare alors, qui depuis le devint moins, et qui l'est redevenue aujourd'hui, en tout genre, autant que jamais. Mais aussi Patru tombe plus que Lemaître, dans le style bas et dans les détails ignobles que réprouve également la délicatesse de notre langue et la dignité des tribunaux.

Les deux premiers plaidoyers de Lemaître of frent une particularité assez extraordinaire: il y soutient le pour et le contre dans la même cause. Il est vrai que le second plaidoyer, qui ne parut qu'après sa mort dans le recueil de ses œuvres, ne fut qu'un jeu d'esprit et une sorte d'étude faite pour s'exercer. On peut le pardonner en faveur de l'intention et de la jeunesse de l'auteur; mais d'ailleurs, on voit avec peine qu'il se soit permis dans une cause réelle, ce que les Anciens ne se permettaient que dans

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des sujets fictifs dans ceux-ci les faits étant donnés et convenus, l'éleve ne s'exerçait qu'à balancer les moyens ici l'on souffre de voir l'orateur établir, d'un côté, des faits tout contraires à ceux qu'il affirmait de l'autre. Il s'agit en partie de savoir si un pere a forcé sa fille de se faire religieuse : Lemaître le soutient dans le premier plaidoyer, et le nie formellement dans le second. Je n'aime point ce jeu d'esprit, d'où il résulte de part ou d'autre un mensonge. Dans un avocat, que les Anciens définissaient un homme de bien qui a le talent de la parole, c'est une mauvaise étude que celle qui contredit la premiere et la plus essentielle de toutes pour celui qui a bien connu tous les devoirs et toute la noblesse de sa profession; et cette premiere étude consiste à s'attacher inviolablement à la vérité, et à ne s'attacher à aucune cause qu'en raison de cette vérité. Je regarde comme une obligation indispensable dans un avocat, de ne se rendre le défenseur d'aucune cause dans les tribunaux, qu'il ne s'en soit auparavant rendu le juge, autant qu'il est possible, au tribunal de sa conscience. Tout autre usage de l'éloquence judiciaire n'est qu'un jeu frivole, un trafic coupable qui dégrade et souille un des plus beaux dons que l'homme ait reçus, puisqu'il ne lui a été départi que pour la défense de la justice, l'appui de l'innocence, et le triomphe de la vérité. On dira que s'il en était toujours ainsi, les mauvaises causes resteraient sans défenseur, et que les bonnes n'en auraient pas besoin. Ce ne serait pas, je crois, un grand mal; mais malheureusement cette conséquence est impossible. Qui ne voit que mon principe ne peut concerner que le très-petit nombre, qui joint à la probité les talens et les lumieres? Il y aura toujours des causes de reste pour ceux qui sont bornés ou

peu délicats. L'homme supérieur ne peut eraindre qu'une tentation, il est vrai, assez dangereuse, celle de briller d'autant plus dans une cause, qu'elle est plus difficile à sauver. Mais il y a une gloire bien plus relevée, celle du talent, qui ne veut briller qu'avec le grand jour de la vérité. Et quelle autorité n'acquerrait pas celui qui serait bien connu pour suivre toujours ce grand principe, qui se défendrait tout déguisement infidele, qui puiserait sa force dans sa conviction, et dont la voix, au moment où elle s'éleverait dans le temple de la justice, serait comme un premier jugement.

Patru, dans une de ses lettres, s'efforce de prouver que le champ de l'éloquence, au tems où il vivait, était aussi étendu, aussi riche aussi favorable pour les Modernes, qu'il avait pu l'être pour les Anciens. Il exagere, ce me semble: s'il eût dit seulement qu'il y avait dans un siecle déjà aussi avancé que le sien dans les arts de l'esprit, plus d'une route ouverte pour le vrai talent, et que si plusieurs de ces routes n'avaient conduit à rien, c'était la faute des hommes et non pas des choses, je serais entierement de son avis. Dans le barreau, par exemple, il n'eût fallu qu'un meilleur goût pour produire des ouvrages qui eussent pu servir de modeles en ce genre, comme il y en eut vers le même tems dans celui de l'oraison funebre. Mais ce goût même, qui, pour vaincre la corruption générale, ne pouvait appartenir qu'au talent le plus éminent, n'aurait pas encore fait disparaître la distance que devait mettre, entre le barreau de Rome et d'Athenes et celui de Paris, la différence des gouvernemens. Patru ne faisait donc aucune attention au degré d'importance et d'intérêt que partout la chose publique peut donner à l'éloquence. Il ne songeait donc pas que la

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