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LETTRE SUR LA BIBLIOTHÈQUE DU DUC DE LA VALLIÈRE.
Londres, 12 mal-1783.

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MONSIEUR,

« D'après l'éloge que vous avez fait du catalogue de la bibliothèque de M. le duc de la Vallière, je l'ai acheté; et, ce qui étoit plus pénible, j'ai eu le courage de parcourir les trois volumes in-8. Quoiqu'en général j'y aie trouvé l'ordre que vous aviez annoncé, beaucoup d'ouvrages m'ont paru cependant avoir été rangés dans des classes auxquelles ils n'appartenoient pas.

« Quant aux livres qui composent cette fameuse bibliothèque, j'admire fort le zèle de celui qui l'a élevée, mais j'avoue que je ne vois pas le but de collections amassées avec tant de faste. A quoi bon posséder quarante, ou cinquante éditions de Cicéron, de Virgile, et d'autres ouvrages? Une seule bonne édition ne suffit-elle pas pour celui qui veut s'instruire ou s'amuser? Est-ce pour comparer les diverses interprétations, les commentaires, les corrections? Le malheureux qui est tourmenté de ce goût de critique n'est pas digne de lire les anciens. Laissez, laissez leurs endroits obscurs; ceux qui sont clairs offrent assez de beautés, assez de quoi méditer. Ces savants amoureux de commentaires et d'éditions m'ont toujours paru ressembler à ces amateurs d'horlogerie, qui, par luxe ou par goût, ont des montres et ne savent pas l'heure.

« Pauca sed ona, disoit un ancien. L'homme sage sera de cet avis; et je plains fort le grand seigneur bibliophile, s'il a eu l'intrépidité de lire les quinze ou vingt mille articles qui composaient sa bibliothèque. S'il ne les a pas lus, pourquoi les rassembler? Un bonze étalait avec un plaisir secret, aux yeux d'un de ses confrères, les richesses, les médailles, les objets curieux qu'il avait chez lui. Je te remercie, lui dit celui-ci,

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après les avoir considérés. Pourquoi, répond e curieux, je ne te les donne pas. A Dieu ne plaise, répartit 1 bonze philosophe, mais je te remercie de la peine que tu prends de ramasser toutes ces bagatelles, de les conserver, de t'en rendre esclave, pour moi et les autres.

• L'histoire ou le conte de ce bonze, rapporté, je crois, par du Halde, peut être appliqué à nos bibliomanes; il est très rare que tant de livres rendent, ou plus savant, ou plus heureux; et quel objet digne de notre attention, s'il ne conduit pas à l'un de ces buts. Les bibliophiles ont pour principe de recueillir tout ce qui est antique; peu importe que la pièce soit vraie ou bonne, elle a deux ou trois cents ans d'existence, elle a un grand mérite.

. Les amateurs d'antiquité, les savants, se plaignent amèrement de ce que ce temps heureux des Gronovius, des Hardouin, n'est plus; de ce qu'on ne consacre plus quinze heures du jour à lire les anciens; de ce qu'on les sacrifie à une littérature légère et superficielle : cette révolution dans les esprits, avant-coureur de la fin prochaine de la bibliomanie, a été opérée par deux ou trois grands hommes, qui ont découvert le vrai, le seul but des connaissances humaines, utile. D'une main ils l'ont montré à leur siècle, tandis que de l'autre ils versoient le ridicule sur les barbares qui se batailloient pour les universaux ou pour l'éclaircissement de quelques mots grecs ou hébreux, ou par la durée de dynasties égyptiennes très inconnues: il faut en convenir, parmi leurs sectateurs, il en est qui ont été trop loin; il en est qui ont conclu que les livres n'étoient bons à rien, parce que ceux qui les faisoient étoient souvent des fous. Mais les bons esprits n'ont point accusé les sciences des travers de ses partisans. La science des livres peut l'être même, non pas quand la vanité y cherche le futile plaisir de se parer d'un vain étalage d'érudition, mais quand un œil philosophique y suit au travers des débris des siècles, tous les pas, toutes les traces de l'esprit humain hors ce point, elle n'est bonne à rien. En deux mots savoir pour

savoir, est folie, et c'est le cas des bibliomanes; savoir pour le paroître est dégrader la science; savoir pour être utile est l'ennoblir en remplissant son véritable but.

RÉPONSE A LA LETTRE PRÉCÉDENTE.

C'est donc votre dernier mot, monsieur, vous ne voulés plus de bibliothèques, et vous décidés sans appel que le malheureux qui est tourmenté du désir de savoir le vrai sens de quelques passages, devenus inintelligibles par le laps du temps, n'est pas digne de lire les anciens. Avant votre décision j'aurois cru qu'il valoit mieux profiter du travail des commentateurs, que d'ignorer ce qu'ont pensé les écrivains, que les révolutions des siècles ont dû rendre souvent obscurs dans ce qui tient aux mœurs et aux usages.

Vous paraissés croire qu'un bibliophile a l'intrépidité de lire quinze ou vingi mille articles qui composent sa bibliothèque. Comment un sçavant comme vous ignore-t-il que beaucoup de livres ne sont faits que pour être consultés que d'autres fournissent des preuves, des dates, des époques à l'histoire; que des pierres précieuses sont quelquefois cachées sous le fumier de la pédanterie ; que les ouvrages les plus utiles et les plus agréables, les plus recherchés, sont faits avec les livres les moins estimés, les plus ignorés; que Bayle et Voltaire, les deux auteurs peut-être qui ont été et qui seront les plus lus doivent beaucoup aux bêtises de leurs prédécesseurs et quelque chose aussi à leur génie. Que les ouvrages parfaits auxquels vous voulés borner toutes nos lectures sont destinés à épurer le goût et le style, mais non à faire naître les idées dont se forment les compositions modernes.

Le petit conte que vous fournit du Halde ne vient pas ici fort à propos. Le bonze étaloit, dites-vous, les richesses; les médailles et les objets curieux qu'il avoit chez lui et un bonze

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philosophe le remercie de la peine qu'il prenoit de ramasser toutes ces bagatelles, de les conserver, de s'en rendre l'esclave.

Quoi ce philosophe trouvoit que les médailles étoient des bagatelles, et que les seuls témoins irrécusables de l'histoire, les vrais fondements de la chronologie étoient indignes d'être conservés. Convenez que c'étoit un pauvre homme que ce bonze, et que vous auriez bien fait de vous moquer un peu de lui. Pourquoi suppose-t-on que le propriétaire d'un cabinet s'en rend l'esclave; il y a loin de l'amour de l'ordre à la servitude.

Le conte n'est pas heureux, Venons à l'application, aux bibliomanes. Ils ont pour principe de recueillir tout ce qui est antique. Sans doute, parce qu'il est à présumer qu'il y a eu quelques raisons pour donner à un fragment la publicité de l'impression, que ce fragment servira à éclaircir un fait, à réformer une erreur, ou à constater une vérité. On fera, ou l'on peut faire telle découverte à l'appui de laquelle viendra ce livre inutile jusqu'ici; où est l'inconvénient qu'il repose modestement sur un rayon pendant quelques siècles?

Les amateurs d'antiquité se plaignent amèrement, dites-vous, de ce que le temps heureux des Gronovius, des Hardouins n'est plus. Non; mais les amateurs de l'antiquité se plaignent de ce qu'on ne donne pas pour fondement à ses études, la connaissance réfléchie des anciens, Ils sont précieux, non parce qu'ils sont anciens; mais parce que ceux à qui nous donnons cette dénomination, sont la crême des siècles, et n'ont triomphé du temps que par un mérite supérieur, capable de soutenir les regards de tous les âges. Ils se plaignent de ce qu'on s'efforce de jeter du ridicule sur le petit nombre de bons esprits qui s'opposent à la décadence du goût, au succès des choses frivoles, de l'irrévérence avec laquelle on feint de confondre la science et le pédantisme.

En deux mois sçavoir pour sçavoir est folie, et c'est le cas des Bibliomanes. Sçavoir pour sçavoir vaut bien mieux que sçavoir

pour disputer, pour écrire, pour critiquer, pour humilier les autres. Non seulement ce n'est pas folie; mais c'est peut-être le comble de la sagesse de renfermer en soi-même cette source inépuisable de méditations.

Si je continuois, monsieur, vous finiriez par me trouver aussi lourd qu'un commentateur, et c'est un chagrin que je ne veux pas vous faire. Mais sans être un Saumaise ni un Casaubon, permettés-mci de vous observer qu'un des grands défauts de notre siècle est d'écrire sans réflexion. Votre lettre semble dire quelque chose, et vous voyez cependant qu'elle ne dit rien. Or vous êtes un homme d'esprit, jugez combien cet abus doit être ridicule dans une foule de gens médiocres qui vont écrivant, décidant, réfutant.

Vous me dites qu'une lettre comme la vôtre est écrite sans but, que personne n'y fera attention, et que vous n'y avez pas même mis autant d'agrémens que vous l'auriez pu. Oui je conviens avec vous qu'on ne sçait pas trop ce que vous voulés, et que votre stile n'est ni facile, ni léger; mais ne croyez pas par là vous disculper entièrement, il se trouve toujours desgens qui vont saisir le mauvais côté d'un écrit, et qui sous prétexte de ne pas devenir des Gronovius, des Scaliger, demeureront des Boisemont, des Suards et de la Harpe.

J'ai l'honneur d'être,

LETTRE DE BARBIER, BIBLIOTHÉCAIRE DE L'EMPEreur,

A M. MOREL DE VINDÉ, MEMBRE DE L'académie des sciences. (1)

MONSIEUR,

Le catalogue du cabinet de M. Paignon Dijonval (2) dont vous avez eu la bonté de me faire remettre un exemplaire

(1) M. Morel de Vindé, ancien conseiller au Parlement de Paris, pair de France, etc., né à Paris, le 30 janvier 1759, mort en décembre 1842.

2) Voici le titre exact de cet ouvrage : Cabinet de M. Paignon Dijonval.—

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