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quente les réunions de la Aurora roja, sorte de taverne où se réunissent les militants. C'est là que nous entendons développer toutes les théories, discuter tous les systèmes, l'unité de doctrine étant, par définition, incompatible avec l'anarchie. Mais tous les compagnons ne jouent pas aussi franc jeu que Juan. Un agent provocateur vient lui demander l'hospitalité, porteur d'une bombe qu'il dissimule dans une valise et qui doit le perdre. Heureusement Salvadora, l'amie de Manuel, évente le piège et le sauve. Il ne survit d'ailleurs pas longtemps à cette alerte; depuis de longs mois miné par la phtisie, il s'éteint bientôt et ses funérailles sont célébrées par ses camarades et ses disciples, comme celles d'un apôtre et d'un martyr.

Comment, dans le fatras de toutes les théories dont ce livre est bourré, distinguer celles qui ont la préférence de l'auteur ? On sent bien sa réelle sympathie pour certains de ces hommes aux convictions profondes, mais peut-on, sans imprudence, lui faire partager ces dernières ? Il ne s'en émouvrait guère, sans doute; celles qu'il professe sont à peine moins audacieuses. Il les a développées un peu partout en les mettant dans la bouche de tel ou tel interprète facile à reconnaître. Ici son porte-parole est une sorte d'Anglais mystérieux et feuilletonnesque qui apparaît comme un deus ex machina, dans les moments critiques.

* **

Le titre un peu large attribué à la trilogie suivante s'explique facilement. Que n'explique-t-il aussi bien l'idée directrice, l'unité profonde des trois romans qui la composent! On ne voit pas, sans effort, comment El pasado constitue un lien entre le premier et les deux autres. Et les titres particuliers, nous sont-ils de quelque secours? Celui de : La feria de los discretos (1995) peut nous entraîner à de stériles rapprochements avec Vanity Fair de Thackeray, mais on n'en saisit la portée qu'à la fin du roman où l'on s'aperçoit que discreto signifie pratique, positif, par oppo

sition à romántico, romantique, romanesque. Le titre suivant : Los últimos románticos (1906) n'est pas non plus des plus limpides, même en attribuant à ce dernier mot une signification très large. Et cela nous rappelle que pour juger un auteur espagnol, surtout un auteur d'une individualité aussi marquée, il est bon de s'entendre sur son vocabulaire. Nous l'avons vu à propos de mixtificaciones. Que dirait un traducteur non prévenu devant tel autre terme que M. Baroja emploie dans un sens un peu spécial le mot: maquinista, par exemple, qui chez lui désigne un machiniste de théâtre. Le dernier titre de la trilogie: Las tragedias grotescas (1907) est, en somme, le seul qui nous donne quelques clartés sur le contenu du volume.

I

La feria de los discretos (1905) nous transporte en Andalousie. Un jeune homme, Quintín, élevé en Angleterre, revient chez ses parents, à Cordoue. Comme tous les déracinés, il ne s'est pas assimilé les qualités du pays où s'est faite son éducation et il s'est dépouillé de ces mille habitudes, de ces mille particularités qui vous rattachent à la terre natale. C'est pourquoi il ne peut plus s'y faire; il étouffe dans ce milieu d'indolence et d'inertie, dans ces rues étroites et cet horizon borné. Les souvenirs effacés de son enfance malheureuse et de la cruauté de ses premiers maîtres il va sans dire que lui aussi fut un mauvais garçon réveillent en lui et achèvent de l'exaspérer. Alors il s'insurge contre cette atonic et ces petitesses; il veut dépenser ses forces, employer son énergie dans le bien ou dans le mal. Et bientôt c'est dans le mal seul qu'il l'emploie. Pour se faire aimer, le meilleur moyen est de se faire craindre. Il s'impose par la terreur. Tous les matones de la ville sont obligés d'accepter son amitié ou sa domination; le célèbre bandit Pacheco devient un de ses intimes et de ses protégés : il ment, il triche, il vole, il trahit : c'est un homme d'action. D'une indifférence absolue en matière

se

1. Camino de perfección, pp. 229 ei 231.

politique, il suscite un mouvement révolutionnaire et se sauve avec la caisse des conjurés. Mais dans cette âme de boue, une petite fleur bleue a poussé et ce sinistre bandit éprouve pour une fillette, Remedios, un sentiment dont la pureté rivalise avec la pureté de celle qui en est l'objet. Six ans se passent. Quintín a poursuivi sa brillante carrière; il a vécu sa vie intense: le voilà député. Son ambition satisfaite, il s'ennuie. C'est pourquoi il pense à Remedios, il part de Biarritz, il traverse toute l'Espagne pour aller la retrouver. C'est maintenant une grande et belle jeune fille. Elle n'a jamais rien su des vilenies qui déshonorent son ami; elle est toute prête à l'accueillir, mais lui, devant cette âme immaculée, ne peut étouffer ses scrupules; il avoue de légères défaillances. Remedios lui répond qu'elle ne donnera sa main qu'à un homme irréprochable, et Quintín, le cynique Quintín, s'éloigne en pleurant dans la nuit.

Voilà, certes, une thèse nouvelle et audacieuse. Bien traitée, elle eût fait de La feria de los discretos un livre original et vivant. Hélas! elle est à peine esquissée, elle pourrait passer presque inaperçue à une lecture rapide et se dissimule derrière l'étude de moeurs qui occupe le premier plan de l'ouvrage. Que cette étude soit brillante, pittoresque, d'une vérité admirable, on n'en saurait douter nous retrouvons là dans une tonalité plus vive, moins sombre, des types aussi variés que ceux de La lucha por la vida. Les mêmes qualités sautent aux yeux, les défauts sont plus graves encore. Le rôle de Quintín nous déconcerte: au fond, il est parfaitement répugnant et on dirait que le romancier tient à nous le faire admirer. Cette longue équivoque est difficile à dissiper, cette admiration est longue à venir, même quand on croit s'apercevoir que cet Espagnol discreto n'est, au fond, qu'un romántico honteux qui enfle la voix pour s'en imposer à luimême plus encore qu'aux autres, un colosse aux pieds d'argile, un mufle raté.

Nous avons déjà noté la tendance de M. Pio Baroja à grossir les effets, à les pousser jusqu'à la charge. Les premières pages de

La feria de los discretos vont nous en fournir un exemple typique entre tous. Dans le train qui le ramène à Cordoue, Quintín voyage avec un Français et sa femme. Voici un échantillon des idées que ce Français exprime sur l'Espagne: Les Espagnoles passent leur vie au balcon et leur temps à fumer. - Tous les Espagnols sont des toreros à 14 ans, ils ont tous tué leur premier taureau. Tout homme qui se respecte porte la navaja. - Il est assez fréquent qu'un Espagnol tue sa novia et il évite généralement, par modestie, de parler de cet incident, etc.

Pour bien ponctuer la naïveté du Français, un paysan espagnol qui se trouvait dans le même compartiment murmurait sous cape «¡Qué inocente! »>

Quelques jours après, à Cordoue, Quintin retrouve son compagnon de route. Celui-ci lui raconte qu'il a été poursuivi le soir jusque chez lui par un homme porteur d'une lanterne et d'une pique. Quintín, bien loin de lui apprendre ce que c'est qu'un sereno, le confirme dans ses alarmes et lui fait avaler quelques bourdes de fort calibre. Pour finir, rencontrant un santero déguenillé, il lui persuade que c'est l'évêque de Cordoue.

Or, savez-vous quel est ce Français ? Vous croyez que c'est quelque jobard tombé de la lune, quelque employé de commerce en voyage de noces? Non, c'est tout bonnement un professeur d'espagnol.

Alors, cette observation, très juste en elle-même, que nous ignorons l'Espagne, prend l'aspect d'une joyeuse bouffonnerie:

(

1. Veut-on comme échantillons quelques botones de nos plus notoires écrivains? Négligemment (car on fait tout négligemment dans cette espèce de high life britannique ou de gran via espagnole...) Le Temps du 5 février 1911 sous la signature de : Gaston Deschamps ».

Dans une pièce intitulée Maison de danses de M. P. Reboux, on invoque la Madone.

On en fait autant dans l'adaptation au théâtre de : La femme et le pantin de M. Pierre Louys, dont le roman ne contient cependant aucune hérésie.

nous nous y arrêtons, nous nous demandons ce que vient faire cette longue scène au début du livre, nous nous apercevons qu'elle est absurde et, qui plus est, absolument inutile et nous répétons machinalement, mais en l'envoyant à une autre adresse, le «¡Qué inocente! » du paysan.

Avec les deux autres volumes de : El pasado, nous nous transportons à Paris. Cette fois-ci, le personnage principal D. Fausto Bengoa n'est plus une de ces têtes brûlées comme Zalacain ou Quintin. C'est un homme débonnaire, bonasse même, un exemplaire de cette Espagne ñoña que M. Pio Baroja nous révèle dans El tablado de Arlequin. S'il se décide à faire un si long voyage, c'est qu'il est attiré par l'espoir d'une succession. En attendant que cet espoir se réalise et bien qu'il ne soit pas sans ressources, il mène à Paris une vie obscure et modeste, fuyant le bruit, habitant d'humbles demeures dans ces tranquilles quartiers de la rive gauche qui seuls répondent à ses goûts et sont en harmonie avec ses pensées. Ses fréquentations, un peu mêlées, au hasard des rencontres, sont presque exclusivement espagnoles. Au bout de quelque temps, sa fille cadette, Asunción, vient le rejoindre, sans que, pour cela, sa vie change beaucoup. Enfin le décès attendu survient, le voilà riche. Il pourrait maintenant caresser des pensées plus ambitieuses si son caractère ne le mettait à l'abri des tentations: c'est un romántico, un idéaliste. Mais sa femme va se charger de faire circuler cette fortune tombée du ciel ce n'est pas une romántica, elle, c'est une vraie discreta. Elle arrive à Paris avec sa fille aînée Pilar pour jouir de la vie et pour clore le volume de : Los últimos románticos.

Après un noviciat de courte durée, la voilà lancée en pleine vie parisienne. L'appartement de la rue du Bac est abandonné; on s'installe dans le centre, près de la gare Saint-Lazare; on donne des fêtes, des soirées fréquentées par une société plus que douteuse. La vanité est satisfaite, la morale l'est beaucoup moins. D. Fausto, arraché à sa vie contemplative, suit, en maugréant, cette ascension vers le luxe et la grande vie. On ne s'occupe d'ail

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