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glais Sipson qui est chargé de l'administrer et ses arrêts seraient admirables s'ils ne nous remémoraient trop impérieusement ceux que rendait Sancho Panza en son île de Barataria.

Tout allait donc le mieux du monde à Bu Tata grâce aux sages prescriptions de ce nouveau roi d'Yvetot quand, un beau matin, une colonne française arrive à l'improviste, ouvre le feu sur la ville, la réduit en cendres, n'épargnant même pas le manège du Tio vivo. Paradox et ses camarades seraient passés par les armes sans l'intervention de la Mône Fromage à laquelle le colonel Barband n'a rien à refuser, et ce même colonel envoie à la métropole un bulletin de victoire qui est lu à la Chambre par le Ministre de la guerre, excitant l'enthousiasme d'une partie de l'Assemblée.

Trois ans après l'occupation du pays par les Français, nous assistons à une conversation entre le médecin-major de l'hôpital de Bu Tata et son aide. Toutes les maladies imputables à l'alcoolisme et à la prostitution font rage dans la ville infortunée; tous les vices de la civilisation y ont pénétré d'un seul coup et menacent de faire place nette. La princesse Mahu exécute la danse du ventre dans un café-concert.....

Et l'on peut lire dans l'Écho de Bu Tala cette fin d'un sermon de l'abbé Viret : « Demos gracias a Dios, hermanos míos, porque la civilización verdadera, la civilización de paz y concordia de Cristo, ha entrado definitivamente en el reino de Uganga. »

De même que La familia de Aizgorri, Paradox rey n'est pas un vrai roman, c'est une suite de tableaux dont le fond nous est dépeint, en quelques mots, à la façon d'un scenario et dont les personnages s'entretiennent devant nous comme au théâtre. Cette forme n'est nulle part plus connue qu'en Espagne depuis la Célestine jusqu'à Realidad de M. Pérez Galdós. Nous avons déjà remarqué combien elle était favorable à l'esprit caustique de M. Pio Baroja, à son amour pour la notation brève, à sa vivacité dans la peinture de la vie extérieure, à sa tendance à nous

faire voir les effets plutôt que les causes. Et le dialogue est parfois coupé, comme nous l'avons vu à propos des chevaux de bois, de morceaux lyriques où l'auteur mis en veine de sentimentalisme par une allusion, un souvenir ou une réminiscence, abandonne un instant le ton sarcastique pour donner cours à cette tendresse bourrue, à ce pessimisme compatissant qui répond à sa nature intime. D'autre part, les choses, les animaux prennent la parole la tempête siffle aux oreilles de Paradox des menaces terrifiantes, la mer, fouettée par l'ouragan, exhale humainement ses plaintes; Yock, le chien de notre héros, suivant — mais de très loin l'exemple du Riquet de M. Bergeret, exprime son opinion ou converse avec son maître ; les hiboux et les crapauds, devançant ceux de Chantecler, monologuent dans la nuit. Et l'intrusion de ces éléments de féerie, l'allure franchement bouffonne de certains personnages communiquent à l'œuvre une couleur fantasmagorique qui atténue singulièrement la portée du réalisme féroce dont est empreint le dénouement.

Cela n'empêche pas que Paradox Rey ne soit un livre de combat. Les diatribes les plus enflammées n'auraient pas la puissance de démolition de ces boutades anodines en apparence, de ces paragraphes serrés où la seule éloquence est l'éloquence des faits. Mais à qui l'auteur en a-t-il? Quel est l'objectif de ses attaques? Songe-t-il à reprendre la thèse, vénérable par son grand âge, de la perfection de l'homme à l'état de nature et des méfaits de la civilisation? Alors il nous eût brossé un tableau plus riant de la vie des indigènes avant l'arrivée de la Cornucopia. Tout au contraire, celui qu'il nous en présente est tellement poussé au noir qu'on peut se demander si, malgré les calamités causées par l'occupation française, ils n'ont pas gagné au change. A-t-il voulu nous prouver par là que le progrès est un leurre, que le mal est éternel et que, sauvages ou civilisés, les Mandingues n'y échapperont pas ? A-t-il prétendu nous faire voir en Paradox l'homme qui a secoué le joug de la société et qui peut exercer librement les triomphales vertus de l'initiative individuelle? Faut-il simplement le consi

dérer comme un exemple de ce dont est capable, sous le fouet de la nécessité, le bohème le plus insouciant, l'être le moins préparé aux luttes de l'existence ?

Tout cela, sans doute, se lit entre les lignes, mais ce qui saute aux yeux, c'est l'attaque directe et virulente contre le militarisme en général et la politique coloniale en particulier. Pourquoi M. Pio Baroja nous a-t-il fait l'honneur de nous mettre en scène à ce sujet ? Pourquoi a-t-il choisi comme cible des soldats français plutôt que des anglais ou même des espagnols?

On pourrait croire tout d'abord que c'est parce qu'il ne nous aime pas. En effet, il ne perd pas une occasion de nous faire savoir que nous lui sommes antipathiques; il nous réserve avec sollicitude tous les rôles odieux ou ridicules. Et nous serions plus ridicules encore si nous y trouvions à redire. L'aversion, comme l'amour, ne se commande pas. Pourtant, qu'il nous soit permis, à titre de consolation, d'épiloguer un peu là-dessus. Peut-être M. Pío Baroja a-t-il fait connaissance avec nous dans la personne de compatriotes peu recommandables il s'en

trouve et a-t-il, tel l'Anglais pour la fille rousse de Calais, généralisé cette impression première. C'est d'ailleurs bien le propre d'un esprit impulsif et primesautier comme le sien et rien ne serait plus facile que d'appuyer cette hypothèse sur de nombreux exemples, si une autre explication, beaucoup plus plausible, ne s'imposait à nous. Aux yeux de cet aristocrate, les Français ont le tort d'être en démocratie; aux yeux de cet individualiste, ils ont le tort d'être le peuple le plus sociable, le plus fondu de la terre; aux yeux de ce demibarbare, ils ont le tort d'être policés. Cet admirateur du verbe rude et inculte ne comprend pas leur idolâtrie de la forme, cet artiste bizarre et incomplet dédaigne leur savoir-faire, leur amour du goût et de la mesure.

Nul doute, donc, sur les sentiments de M. Pio Baroja à notre égard. Et, malgré tout, j'ai l'impression que si l'auteur de Zala

cain el Aventurero, au lieu de magnifier les chefs des expéditions coloniales en ce qu'ils pratiquent excellemment cette vie intense qui lui tient tant à cœur, les vilipende et les malmène, c'est tout bonnement qu'il emboîte le pas à la presse révolutionnaire et antimilitariste de notre pays. Je ne serais pas étonné que les trois derniers chapitres de Paradox, rey aient été écrits après lecture de telle feuille ou de tel libelle imprimés sur les bords de la Seine. On retrouve ailleurs, dans l'oeuvre de M. Pio Baroja, d'autres témoignages de cette propension à utiliser sur-le-champ des matériaux fournis par l'actualité, à servir tout chaud, si l'on peut s'exprimer ainsi, le plat du jour. Il n'a eu ici qu'à prendre les verges que nous lui tendions pour nous battre.

De toutes façons, Paradox, rey occupe une place à part dans l'œuvre de M. Pio Baroja. Ce roman dialogué, tour à tour bouffon et agressif, fantastique et brutal, pourrait bien être son chef-d'oeuvre comme humoriste. Le vacillant héros des Inventos, Aventuras y Mixtificaciones y trouve son équilibre et consent enfin à garder la pose assez longtemps pour que son image soit à peu près nette et, bien que se mouvant dans une fiction connue grâce à des livres aussi notoires que Robinson Crusoë et Port-Tarascon, il reste, en somme, original. Le seul ouvrage duquel on serait tenté de le rapprocher, La conquista del reino de Maya d'Angel Ganivet, n'est sans doute pas tout à fait étranger à sa conception, mais il est traité dans une tonalité tellement différente que toute idée de transposition doit être écartée. Ce n'en est pas moins une agréable occasion de comparer ces deux esprits également chimériques l'un subtil et affiné, d'une ironie diffuse et persuasive, l'autre nonchalant et rude, d'un humour gouailleur et détaché.

Non moins caractéristique, mais tout à fait différent est le roman psychologique dont le titre Camino de perfección et le soustitre Pasión mistica ont lieu de nous surprendre. En se mettant ainsi sous le patronage de sainte Thérèse, le révolutionnaire. Baroja empruntait-il à D. Silvestre un de ses paradoxes pour

mieux nous intriguer? Ou bien allions-nous lire une parodie sacrilège, une burlesque contrefaçon de l'oeuvre de la réformatrice du Carmel? Dissipons tout de suite ces vaines appréhensions et laissons Paradox lui-même nous dévoiler le fond de la pensée de l'auteur en matière religieuse :

Paradox era casi cristiano. Por lo demás, el mismo trabajo le costaba creer que los hombres se transformaron de monos antropopitecos en hombres en la Lemuria, como opina Hæckel, que suponer que los habian fabricado con barro del Nilo.

La metafísica le parecia un lujo, la ciencia una necesidad, la religión una hermosa leyenda; no era precisamente ateo, ni tampoco deista.

Un Dios en su sano juicio, preocupado en construir la Tierra con sus montecitos y sus arbolitos y sus bichitos, y su sol para iluminarla y su luna para ser cantada por los poetas, le parecia un poco cándido; pero una humanidad tan imbécil, que teniendo una creencia admirable como la de un Dios que se hace niño, la destruye y la aniquila, para sustituirla por estúpidas leyendas halagadoras de la canalla, le parecia idiota, mezquina y repugnante'.

Cette profession de foi, dont la foi est absente mais non la sympathie pour ceux qui croient, reprise, expliquée, commentée en de nombreux passages de Camino de perfección, en est la véritable clé.

Le roman fut publié en 1902, un an après celui des Aventuras, inventos y mixtificaciones de D. Silvestre Paradox. Le passage de l'un à l'autre se fait, comme je l'ai signalé, par l'intermédiaire d'un peintre, D. Fernando Ossorio, qui, personnage accessoire dans les Aventuras, devient le protagoniste de Camino de perfección. Issu d'une famille d'anormaux et de dégénérés, nous l'avons vu susciter d'abord et partager ensuite l'indignation du bon Paradox contre les moeurs de ses proches, mais l'hérédité ne s'efface pas ainsi sans retour, et le voilà, au début du nouveau roman, qui se lance à corps perdu dans des amours d'une

1. Aventuras, inventos, etc., p. 93.

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