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pas néamoins les idées de M. Bernardakis. Celui-ci posait en principe que « le drame de Shakespeare était le seul qui répondît au caractère national des Grecs et à l'état intellectuel de la partie la plus éclairée de la Grèce moderne. » Nous avons vu comment cette croyance l'a conduit dans l'exécution de sa pièce. M. Basiliadis ne veut refuser au grand tragique anglais aucun des éloges qu'on doit lui accorder : il admire l'étendue de son génie, la profondeur de ses vues, son art à saisir et à exprimer les mouvements de la nature; il est loin de croire pourtant qu'il faille essayer de transplanter dans le sol de la Grèce ce chêne gigantesque que les mains de Shakespeare ont fait croître en Angleterre. Toute imitation lui semble mauvaise; la loi qui régit le monde, c'est le progrès. Une tentative même audacieuse et téméraire vaut mieux que l'exécution servile et correcte des plans conçus par nos prédécesseurs. Un autre défaut de l'imitation, c'est qu'elle pousse toute chose à l'excès : les classiques français, en s'appliquant à donner à leurs œuvres la sérénité majestueuse et tranquille des tragédies de Sophocle ou d'Euripide, n'ont-ils pas glacé notre scène, n'en ont-ils pas banni la chaleur et le mouvement? En marchant sur les traces de Shakespeare, Beaumont, Fletcher, Heywood, Webster et Massinger, n'ont-ils pas chargé leurs drames d'actions épouvantables, ne les ont-ils pas noyés dans le sang? Nous osons croire que M. Basiliadis ne se trompe pas dans ces appréciations. Nous approuvons les lignes suivantes qu'il emprunte à une étude sur Shakespeare faite par M. Mézières :

« Ceux qui, chez nous ou à l'étranger, s'y sont trompés; ceux qui ont tenté de ressusciter de toutes pièces la tragédie shakespearienne et d'en tirer une théorie à l'usage de tous les temps et de tous les pays, méconnaissent à la fois les conditions nécessaires du dévelop

pement de l'art et la portée du théâtre anglais... Le seul principe des dramatiques anglais, c'est qu'il n'y a pas de principes, et que le poëte doit chercher avec une entière indépendance, les formes qui conviennent le mieux au siècle et à la nation pour lesquels il écrit, formes essentiellement variables, aussi diverses que le goût de chaque peuple.

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Ce modèle dangereux une fois écarté, M. Basiliadis avance qu'un Grec n'a rien de mieux à faire que de retourner à l'étude de ses ancêtres. Ce n'est pas qu'il veuille retomber dans l'esclavage des règles trop fameuses si longtemps attribuées à Aristote, mais il pense que c'est aux anciens que l'auteur dramatique de nos jours doit demander le secret de leurs belles compositions. Il faut apprendre d'eux que la fin de l'art est l'expression de la beauté morale à l'aide de la beauté physique; que la beauté morale est le fond de toute beauté.

Une autre raison engage encore l'écrivain à s'attacher à ces belles œuvres des temps passés, c'est la permanence du caractère grec, dont M. Basiliadis retrouve dans les poésies populaires une image à peine altérée. Les chants de la Grèce moderne, publiés par Fauriel, le comte de Marcellus et Passow, sont animés des mêmes sentiments qui firent battre le coeur des Hellènes contemporains d'Eschyle, de Sophocle et d'Homère. Personne ne s'en étonnerait, et il n'y aurait pas lieu d'en faire la remars'il ne sagissait que des sentiments généreux dont le cœur humain ne peut pas se dépouiller. Mais il y a bien davantage. A la différence du langage près, c'est la même manière de sentir et de s'exprimer. Douceur, gràce, éclat, sensibilité: tout ce qu'on admire dans la poésie ancienne revit dans les chants et dans les complaintes modernes. Iphigénie à Aulis n'aime pas la vie avec plus de passion que la jeune grecque des chants populaires; elle ne salue pas avec une plus vive éloquence la lumière

que,

du soleil que l'héroïne du poëte inconnu. Lorsque le Clephte, couvert de blessures mais fier encore, voit approcher la mort, ses dernières prières sont pour demander un tombeau que le soleil dès le matin puisse visiter de ses rayons et la lune éclairer doucement la nuit de sa lumière, où les hirondelles viendront gazouiller, où le rossignol chantera le retour du mois de mai. Ainsi, dans Sophocle, Ajax avant de se donner la mort, salue pour la dernière fois l'astre qui éclaire le monde, Salamine, sa patrie, Athènes, la ville illustre, les fontaines et les fleuves. Le Clephte qui meurt avant d'avoir connu le mariage songe à l'invisible et fatale fiancée qui l'attend sur l'autre rive, comme Antigone regrette d'en être réduite au triste hyménée de l'Achéron. C'est à travers les temps et les malheurs d'un long esclavage la même passion pour le sol de la Grèce, la même piété pour les morts, le même respect pour les tombeaux. La religion n'a pu détruire au fond des coeurs l'idée de la fatalité. La croyance dans les oracles, dans la divination, l'antique superstition enfin, vit au fond de tous les chants modernes. Des scènes entières de l'Odyssée se retrouvent dans ces compositions ignorantes et naïves. On y voit la même grâce, la même pureté. C'est comme une esquisse gracieuse faite d'après Homère. Les chants héroïques des montagnards et des matelots grecs sont un écho de ceux de Pindare et de Tyrtée. S'il en est ainsi, si l'hellénisme vit au fond de tous les cœurs, que reste-t-il à faire au poëte dramatique, sinon de suivre ces inspirations helléniques, sinon d'être Hellène?

Les Grecs sont sujets à faire de longues préfaces. Ils sont extrêmement diffus dans leurs explications. M. Basiliadis n'a pas échappé à ce défaut national. On peut lui reprocher une faute beaucoup plus grave encore dans son drame, il ne s'est plus souvenu de sa préface. On croyait, avant d'achever l'exposé de ses

théories, qu'il allait s'éloigner des traditions romantiques et tenter enfin cette alliance du génie moderne avec les formes anciennes de la tragédie. On se trompait, ou plutôt on était trompé par l'auteur, qui reconnaît à la fin que sa pièce intitulée les Kallergis ne répond pas du tout au plan qu'il vient de tracer. En effet, ce drame en prose se rapproche beaucoup par la composition de la Maria Doxapatris de M. Bernardakis.

La question d'art a, je crois, disparu devant celle de l'opportunité. Les Kallergis ont paru en effet au moment où l'insurrection crétoise menaçait la tranquillité de l'Europe, et agitait la Grèce de mouvements aussi vifs que ceux qu'elle avait autrefois ressentis à l'époque de sa restauration. L'écrivain a donc voulu allumer dans le cœur de la jeunesse l'amour de la patrie. Laissant de côté ses théories, il a moins écouté l'art que le patriotisme. «En écrivant les Kallergis, dit-il lui-même, il faut que je l'avoue, j'ai voulu flétrir l'adulation courtisanesque qui, sous des formes diverses, a plus d'une fois trahi et asservi la nation. J'ai voulu flétrir, stigmatiser la servilité et la complaisance pour la tyrannie plus encore que je n'ai voulu célébrer le patriotisme de Léon et de Smyrilios. "

On ne pouvait pas trouver un sujet qui vînt mieux à propos. L'enthousiasme populaire exalté par la résistance des Crétois aux Turcs, était tout prêt à accueillir les conspirateurs que M. Basiliadis ressuscitait dans son ouvrage. Qu'il s'agit des Vénitiens ou des Turcs, c'était toujours un maître tyrannique qu'il fallait repousser, une servitude étrangère qu'il fallait changer en liberté. M. Basiliadis semble fort content de l'accueil qu'à reçu sa pièce. Il en paraît même un peu confus; sa préface lui reste dans la mémoire. Mais qu'importe! il a fait un drame vraiment grec puisqu'il a représenté

sur la scène le patriotisme aux prises avec la force, le courage vaincu par la trahison.

L'île de Crète a eu des destinées bien diverses. Soixante-six ans avant J.-C., elle tombait au pouvoir des Romains; un Métellus gagnait à cette conquête le surnom de Créticus. Au septième siècle, elle devenait la proie des Arabes. Sous divers empereurs, on avait essayé de chasser de là ces pirates qui infestaient sans relâche les terres du continent. Nicéphore Phocas la reprit en 966. La Crète échut à Boniface de Montferrat comme dot de la soeur des empereurs Isaac l'Ange et Andronic; en 1204, il la céda aux Vénitiens en échange d'autres terres sur le continent.Diverses révoltes promptement étouffées ne troublèrent pas la possession des Vénitiens jusqu'au jour où les Turcs les attaquèrent. C'est une de ces révoltes déjà mises en œuvre par M. Zambélios que M. Basiliadis a choisie pour en faire son

drame.

L'intérêt de la pièce, qui ressemble à toutes les conspirations de théâtre, réside dans l'opposition des deux Kallergis. L'un, Alexis, vendu aux Vénitiens, acheté par eux au prix des honneurs, de l'or et de toutes les séductions de la puissance, combat et déjoue tous les plans des Grecs indisciplinés, toujours en révolte contre la République de Venise. Il oppose la ruse au courage, l'espionnage à la générosité des efforts, et la cruauté au dévouement à la patrie. D'autant plus rigoureux qu'il est plus haï de ses compatriotes, il pousse le duc de Crète, un doux vieillard, aux vengeances les plus sanglantes.

Le second des Kallergis, Léon, par une antithèse fatale, est l'âme de tous les complots formés pour la conquête de la liberté. C'est lui qui rassemble les conjurés, excite leur audace, leur prête l'appui de son nom et le feu de ses vingt-quatre ans. Il est le neveu d'Alexis.

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