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Polydore l'engage à étouffer son amour: Qu'il retourne à ses faucons, à ses chiens de chasse; qu'il oublie le palais.

Ces conseils ne furent pas perdus. Érotocritos s'appliqua à les suivre; ce ne fut pas sans fièvre, ni sans peine qu'il y parvint. Lorsque la nuit apportait le repos à la terre, le malheureux amant prenait son luth, il en jouait devant le palais. Sa voix était comme celle du rossignol et attendrissait les coeurs. Il chantait les peines de l'amour et tout ce qu'il avait souffert.

Ces distractions ne rassuraient qu'à demi Polydore. Fidèle et dévoué, il accompagnait Érotocritos. Le matin, avant qu'on pût les voir, tous les deux rentraient au logis. Le roi et la reine prenaient grand plaisir à entendre ces chants, mais surtout Arétusa, qui, toute la nuit, se disait : « Quel peut donc être celui qui chante et soupire ainsi. » Sa curiosité ne fait que s'accroître; à sa nourrice, nommée Phrosyne, elle ne fait que parler du chanteur nocturne. Elle sait ses chansons, elle les répète, elle les met par écrit. Imprudente! Elle ne savait pas que l'amour s'introduisait ainsi dans son cœur, et sa nourrice, aussi imprudente qu'elle, ne la détournait pas de ces dangereuses distractions; elle se plaisait à l'écouter. Bientôt la fille du roi n'a plus d'autre souci que celui du chanteur nocturne. Les jours et les nuits, elle ne cesse de gémir et de pleurer.

Héraclès résolut de savoir enfin quel était cet habile chanteur. Il donne une fête dans son palais; espérant reconnaître la voix du chantre invisible. La fête commence, la musique se fait entendre; le roi et sa fille donnent une égale attention aux voix : ils ne retrouvent pas celle qu'ils cherchent. Érotocritos, qui assistait à la fête, se garde bien d'ouvrir la bouche: il se contente de fixer ses yeux sur Arétusa. Il est tantôt de feu et tantôt de glace.

Le roi, qui s'est trompé, recourt à un autre moyen. Il appelle à lui dix de ses gardes du corps; il leur dit d'aller se mettre en embuscade et de saisir le musicien au moment où il commence à jouer de son luth. Il faut qu'ils s'emparent de sa personne, et le conduisent au palais.

Les dix soldats sont embusqués; après une heure d'attente, ils voient le musicien qui s'avance avec son compagnon. Il commence ses doux chants en s'accompagnant de son luth. Sa voix plus que jamais avait la mélodie du rossignol. Déjà l'aube approchait. Les gardes sortent de leur embuscade. Érotocritos, qui les a vus, brise son luth; il s'apprête à se défendre; il excite son ami Polydore à le soutenir. Cependant les hommes du roi s'avancent, ils félicitent le chanteur et veulent le conduire chez le roi. Érotocritos s'excuse sur l'heure de la nuit : les gardes tirent leurs épées. Les deux amis en font autant. Un combat terrible s'engage, deux des soldats sont tués, les huit autres sont blessés. Ils se sauvent, sans avoir reconnu les deux vainqueurs qui portaient de longues barbes postiches.

Le lendemain, le roi apprend de ses gardes l'échec qu'ils ont subi il s'étonne de la vaillance des deux étrangers; quant aux soldats, ils aiment mieux qu'on leur coupe la tête que de retourner à la poursuite du chanteur. Si son luth a du charme, son épée a du feu et du poison, sa main est un tonnerre, son œil est la foudre.

Ces récits entrent au fond de l'âme d'Arétusa. Sa curiosité s'en augmente, sa passion en grandit. En vain elle appelle à son aide et la lecture et les travaux de l'aiguille: elle n'y prend aucun plaisir. Elle rejette les livres, elle repousse loin d'elle son métier.

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Nourrice, dit-elle à Phrosyne, j'ai un grand tourment dans l'àme, et ces chants, ces airs m'ont inspiré

une excessive envie de connaître ce chanteur. Mais plutôt mourir que de rien faire d'inconvenant pour le voir. Toutefois, s'il était quelque moyen d'y parvenir j'en serais charmée, car ses chansons, son courage prouvent qu'il est d'une illustre maison."

Une flèche empoisonnée n'eût pas plus cruellement frappé Phrosyne que ces paroles d'Arétusa. Elle appelle à son aide la sagesse, la prudence; elle invoque tous les bons sentiments d'Arétusa. Nul n'est digne de sa main, qu'un fils de roi. Autour du palais il n'y a que des esclaves, ceux qui courent la nuit et chantent à des heures indues ne sont que des écervelés, auxquels personne ne fait attention, et folles sont celles qui les écoutent. «Crois-en mon expérience, je n'ai jamais dans ma jeunesse laissé l'amour me dominer et me prendre: c'est une fièvre pernicieuse qui exige une saignée immédiate pour que le malade n'en meure pas. Ne crois pas que jamais je me prête à de lâches complaisances; plutôt que de t'écouter. je me tuerai. Je sais où ces idées mènent; bannis-les donc. "

Ces conseils firent une salutaire impression sur l'âme de la jeune fille. Son feu se calma un instant; mais il restait encore une étincelle.

Il restait le désir d'entendre les chants du soir; une nuit, deux nuits, trois nuits se passent sans que la voix tant désirée chante. Arétusa en sèche de chagrin; Phrosyne s'en réjouit.

Piqué de l'échec de ses gardes, le roi ne cesse de les aposter tous les soirs, mais Érotocritos est trop prudent pour se laisser prendre au piége. Ce silence forcé augmente sa passion, il cherche la solitude, il renonce à la chasse; ses parents ont observé le changement de son humeur; ils s'en inquiètent. Le jeune homme essaie en vain de se reprendre à la vie; il n'y peut trouver aucun charme, il n'aime que l'entretien de quelques vieillards

auxquels il se plaît à entendre faire l'éloge d'Arétusa. Cependant pour consoler son père et sa mère, il revoit ses amis, il retourne à la chasse; mais nulle part son cœur ne trouve aucun plaisir.

Arétusa de son côté s'afflige de ne plus entendre le chanteur, un feu la brûle depuis qu'elle est privée de ses chants; ses désirs s'en accroissent, c'est pour moi seule, se dit-elle, que le musicien chantait. Elle sait ses chansons, elle les a écrites, elle les relit. Elle imagine dans leur auteur toute beauté, toute grâce, ses exploits l'ont captivé. Phrosyne s'afflige, comment la fille du roi peut-elle désirer voir un inconnu? se peutil que des chansons lui aient ravi sa liberté. Qui sait ce qu'est cet homme? Peut-être est-il laid? Une jeune fille prudente se laisse-t-elle prendre à quelques airs? Si l'amour lui-même fût venu lui dire : « Je te préfère à toutes les jeunes filles. » Elle aurait dû le repousser, et c'est pour un inconnu qu'elle s'éprend. Arétusa répond à ces sages remontrances : « Quand j'ai entendu les chansons et le luth, je ne croyais pas arriver à cet excès d'amour, je ne puis dire comment j'y ai été entraî– née, si j'avais pu le prévoir, j'aurais fermé les oreilles, mais je ne voyais là qu'un amusement, je me suis laissé prendre à un piége dont je ne puis me dégager, jour et nuit, je pense à ce chanteur; j'ai dessiné son image dans mon imagination d'après son courage et ses exploits, et je la vois sans cesse de plus en plus belle. »

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Phrosyne épuise à combattre ses sentiments et sa sagesse et son indignation. Arétusa se consume du désir de voir le musicien invisible. Elle mourra s'il faut qu'elle reste longtemps en proie à cette passion. Érotocritos amaigri, flétri, ridé, méconnaissable, est dévoré du même feu. Polydore s'alarme de son chagrin, il ne peut rien comprendre à l'obstination de sa folie. Tant qu'on a quelque espoir d'être aimé on peut entre

tenir son cœur de quelque agréable passion; mais quand cesse l'espoir, l'amour doit cesser aussi. L'homme ne vaut que par la raison; s'il y renonce quel avantage a-t-il sur les bêtes? Qu'Érotocritos écoute enfin sa voix, l'absence peut le distraire de sa passion, il faut qu'il voyage au loin, il verra des jeunes filles plus belles qu'Arétusa; comme un clou chasse l'autre, un nouvel amour chassera celui qui l'afflige.

Érotocritos accepte la proposition de s'éloigner en toute hâte d'Athènes avec son ami; il va dire adieu à ses parents qui espèrent que ce voyage lui fera du bien. Le jeune homme prend sa mère à part, et lui remet la clef de son appartement; il lui recommande de la garder avec soin, de ne la confier à personne, pas même à son père; sa mère le lui promet.

Il embrasse ses parents et part pour l'île de Négrepont avec son ami. A mesure qu'il s'éloigne, sa tristesse augmente. Jour et nuit, il pleure, il s'affaiblit de plus en plus. Arétusa, de son côté, a perdu le sommeil. Elle change à vue d'œil. Son père et sa mère s'en inquiètent; ils interrogent la nourrice, ils interrogent Arétusa elle-même, mais celle-ci leur cache la vérité. Pour distraire son chagrin Héraclès décide qu'il donnera un tournoi. Aussitôt, il le fait proclamer dans toutes les villes de la Grèce et dans toutes les îles.

Cette proclamation fixait la réunion au vingt-cinquième jour du mois d'avril. Le rendez-vous était à Athènes, et le prix du tournoi, une couronne d'or faite de la main d'Arétusa. Ce fut un sujet de joie pour tous les chevaliers de la Grèce. Le roi recommande à sa fille de faire la couronne la plus belle qu'elle pourrait. Arétusa se sentit un peu consolée; elle pensait que le musicien viendrait, comme chevalier, disputer le prix du tournoi, qu'il triompherait sans peine de ses rivaux. Sans doute il lui serait difficile de le reconnaitre puisqu'il aurait

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