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porte hors de ses gonds, il voit sa malheureuse amante baignée dans le sang, il s'évanouit de douleur. Puis la vie lui revient avec la colère. Ses durs propos adressés à la reine, ses menaces, sa vengeance, sa profonde émotion, les plaintes qu'il répand, les honneurs dont il fait accompagner les obsèques d'Arodaphnousa, toute cette suite de transports, ne forment pas des tableaux moins heureux et moins brillants que ceux dont nous avons déjà parlé; et, comme il faut, en fin de compte, que la morale ait sa place dans une chanson destinée aux assemblées populaires, le poëte termine par ce trait d'une ingénieuse simplicité : « Et vous, qui êtes mariés, dites adieu à l'amour!

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On va lire ces deux compositions, dont l'une surtout fait honneur au génie grec.

Cet intérêt littéraire peut bien avoir sa place à côté de celui que nous inspire l'histoire d'un Lusignan, dont le souvenir se conserve encore, quoique bien effacé dans la mémoire des Cypriotes, avec ce trait particulier à nos français une galanterie volage féconde en dénouements tragiques.

N° 16.

CHANSON SUR ARODAPHNOUsa.

En haut, dans le voisinage, il y a trois sœurs; l'une s'appelle Krystallo, l'autre petite Hélène, et la troisième, la plus belle, on la nomme Arodaphnousa. Celleci l'empereur l'aime, celle-ci le roi l'aime, le roi du levant et l'empereur du couchant. Quand la reine en eut connaissance elle en eut un bien vif chagrin. Elle envoie quatre messagers vers Arodaphnousa pour lui donner ordre de venir. Quand Arodaphnousa apprit cet ordre, son cœur battit dans sa poitrine; ses larmes

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commencèrent à couler, elle pleura de toute sincérité; elle se défend, elle dit aux serviteurs : « Que me veut la reine? Que signifie cet ordre? Veut-elle me prendre parmi ses esclaves, il faut que j'emporte mon métier; veut-elle que je danse, je prendrai mon écharpe... » Les serviteurs lui répondent : « nous irons comme vous voudrez; nous sommes pressés, nous avons faim, il faut que nous mangions. » Arodaphnousa rentre chez elle, pour changer de vêtements. Elle prend, dessous, des vêtements brodés, et, dessus, des vêtements dorés; enfin elle met sur le tout un vêtement de perles. Elle prend des parfums, elle lave son corps; elle croyait qu'elle allait près d'une compagne de son rang. Elle a pris une branche de romarin, pour se préserver du soleil, une pomme dans la main avec laquelle elle joue, et elle se met en marche. Elle va au palais, elle s'arrête et réfléchit en ellemême, elle s'arrête et réfléchit sur la manière dont elle saluera la reine. Lui dira-t-elle « le giroflier, le giroflier a des rameaux; » lui dira-t-elle, « la rose a des épines; comment la saluera-t-elle comme il lui convient d'être saluée. « Salut reine, fille de roi, qui brilles sur le trône, comme une blanche colombe. " Quand la reine l'a vue, elle s'est levée pour venir au devant d'elle : « Tu as bien fait de venir, Arodaphnousa, pour boire et pour manger avec moi, pour manger les parties délicates d'un lièvre, pour manger une perdrix rôtie, pour boire de ce vin si doux dont boivent les braves; quand les malades en boivent, ils sont aussitôt guéris. »

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Quand Arodaphnousa l'entend, son cœur s'en réjouit; elle a pris une chaise dorée, et elle s'est assise près d'elle. « Rose de pourpre, flèche toute d'or, ma reine, que me voulez-vous? Pourquoi m'avez-vous fait venir?" «―Je t'ai fait venir pour te voir, pour te faire asseoir auprès de moi, pour causer ensemble, et ensuite pour manger ensemble, et pour nous promener.

Elle la prend par la main, et elles vont dans le jardin, et tous ceux qui les voient, les admirent. Elles ont passé ce jour comme des sœurs, elles ont joué ensemble, elles se sont promenées, les servantes malignes en rient de loin.

Le jour est fini, et le soleil va bientôt se coucher. Arodaphnousa commence à prendre congé de la reine : « Je vous souhaite une bonne santé, reine, branche de pommier d'or, qui avez le cou blanc comme une perle. » La reine ne l'entendit pas, et elle ne lui répondit pas. Arodaphnousa en conçoit de la colère, et elle reprend : « La voilà cette femme au gros vilain front, édentée, ce petit coq enroué dont on me disait tant de belles choses."

La reine n'entendit pas, mais ses servantes entendirent. " Écoutez, Madame, écoutez Arodaphnousa ce qu'elle dit de vous: elle vous a appelée femme au vilain front, édentée, petit coq enroué dont on dit tant de belles choses."

Quand elle apprit cela, la reine en fut trèsmécontente; le lendemain, elle envoie à Arodaphnousa un cavalier. .- «En route Arodaphnousa, la reine veut vous voir, allons vite en route. » Hier, j'étais chez la reine, et elle veut maintenant me voir ! » — « Allons, vite, cela ne me regarde pas. »

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Quand elle entend ces mots, le coeur lui bat dans la poitrine; elle se rappelle alors les propos qu'elle a tenus. " Attends un petit instant que je me reconnaisse et m'arrange; j'ai peur dans mon âme de ne plus revenir. Adieu ma maison ! et mon lit où je couchais, adieu ma chambre où je buvais le café, cour où je me promenais; je te ferme, ô mon coffre, et je ne t'ouvrirai plus. Je t'endors, ô mon cher enfant, et tu t'éveilleras avec une autre; c'est moi qui t'ai donné le jour; il faudra qu'une autre te fasse grandir!

Elle se mit en marche, elle fit le chemin tout entier.

et Arodaphnousa arriva au palais. Pendant qu'elle montait l'escalier son cœur tremblait. La reine était prête; elle la prend par les cheveux : « Il faut que je te tue, chienne de folle; tu vas le voir maintenant, parce que tu aimes mon mari, tu veux me séparer de lui. Je t'ai fait grâce de la vie, mais tu en es devenue insolente; sache aujourd'hui que tu vas perdre la vie. »-« Je t'en prie laisse-moi, laisse-moi vivre une heure, afin que je puisse dire adieu à mon roi de si grande beauté.»

"Elle commence alors à crier comme un boeuf, elle mugit, avec des larmes, avec des cris et voici ce qu'elle dit : «Adieu mes yeux, adieu ma lumière, ç'en est fait de moi, je quitte le monde. Mon roi, je te dis adieu avec larmes, avec affliction, je t'ai aimé et je t'aime, il y a maintenant huit ans ; je t'ai aimé du fond de mon cœur, tu as enflammé mon âme, et ta femme cruelle maintenant me fait mourir ! »

Elle jette un petit cri, elle jette un grand cri, et le roi qui était là-bas se sentit remuer sur son siége; aussitôt il se lève et dit à son serviteur: «Amène-moi mon coursier qui broie les pierres, qui broie le fer, qui boit l'écume. »

Il va et chevauche sur son coursier gris, et dans le temps qu'on met à dire bonjour, il a fait un millier de milles; le temps de dire adieu, il en a fait cent cinquante autres. Il excite son cheval de la bride, il entre dans la ville.

Disons maintenant ce que la reine a fait à Arodaphnousa. Elle la prise par les cheveux, elle lui a coupé la tête, et l'âme de la malheureuse s'est en allée.

Le roi arrive, il frappe à la porte! Malheur, hélas, à la malheureuse Arodaphnousa! Il a donné un coup de pied dans la porte, et la porte est sortie de ses gonds; quand il voit tant de sang, il perd connaissance et ne voit plus rien. Quand il eut repris ses sens et qu'il fut

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revenu à lui-même, il marche sur la reine, il tremble de colère : « Pourquoi as-tu mis à mort, chienne, cette jeune femme ? j'anéantirai ton nom, je ruinerai ta fortune, va-t'en d'ici, punaise immonde; liez-la à l'écurie comme une vieille ânesse. Les os d'Arodaphnousa, je les mettrai dans un coffre d'or, et toi, vieille ânesse, , je donnerai les tiens aux chiens. "

Aussitôt il la pousse hors du palais; il prend dans ses mains le corps d'Arodaphnousa, il se lamente et il dit, il dit en se lamentant, et ses mains tremblent, et il se met à pleurer : « Arodaphnousa, mes yeux, ma lumière, ma consolation, il y a huit ans que je t'aime, que je t'ai dans mon cœur ; je t'aimais, tu m'aimais d'un amour fidèle, mais voilà que cette femme trois fois maudite t'a mise à mort. Arodaphnousa, mes yeux, c'est pour moi que tu es morte; et moi je vois que ma vie est finie; je t'aimais, chère amie, j'en avais un secret plaisir, et maintenant l'on t'a fait mourir, et je n'en ai rien su. Le soleil s'est couché, la lune a perdu sa lumière; un tel malheur ne s'éteint pas, qui peut le supporter? Les fers sont suspendus à la porte neuve, tout le monde aime, tout le monde se réjouit, et moi j'ai perdu toute joie. "

Avec beaucoup de chagrin, avec beaucoup de douleur, il gémit profondément, il ordonne qu'on lui fasse des funérailles royales; on a enlevé le corps, et l'on va pour l'ensevelir; le roi a donné l'ordre aux grands et aux petits de pleurer. On a emporté le corps, on l'a enseveli, tous ses parents pleurent, et sa mère, ses sœurs et ses frères, et toute sa parenté.

Puissent vivre longtemps tous ceux qui liront ce chant, que tous ceux qui le liront donnent deux larmes ; vous tous, qui le lisez, soyez heureux, et vous tous, qui ètes mariés, renoncez à l'amour.

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