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l'ange apporte une lettre, que la mère ne doit ouvrir que quand l'enfant saura lire. Eracles, mis à l'école, apprend en un an plus que les autres en quatre. Alors sa mère lui remet la lettre céleste, il y voit que Dieu lui accorde trois dons: la connaissance des pierres précieuses, celle des chevaux et celle des femmes.

Miriados vient à mourir avant que son fils ait atteint dix ans. La veuve ne demeure préoccupée que d'un seul soin, le salut de l'âme de son mari; elle est riche, elle tient

Les castiaux, les villes et les ricetés,
Les manoirs et les fermetés,

mais elle est disposée à tout abandonner pour que Dieu mette l'âme de « son seigneur » en paradis, et elle propose à son fils de se dépouiller complétement. Eracles accepte sans hésiter, remerciant sa mère de lui avoir suggéré une si salutaire idée; la chose s'exécute: de riches qu'ils étaient, les voilà devenus aussi pauvres que les plus pauvres. Casine vit de sa quenouille; le monde les a mis en oubli, personne ne les connaît plus. «Dans leur pauvreté volontaire, ils sont heureux, sauf en un seul point, c'est qu'ils n'ont plus rien à donner pour l'amour de Dieu. Cependant il reste un bien à Casine, le plus précieux de tous, son cher enfant Eracles; la coutume permettait de le vendre; elle le vendra, elle en donnera le prix aux pauvres, et se fera religieuse.

«Eracles accepte avec ardeur la proposition, fixe le prix, qui sera de mille besants, et recommande à sa mère de ne pas le vendre une maille de moins; la mère prend sa ceinture, la passe autour du cou de l'enfant et le conduit au marché. Le haut prix effraye tous les acheteurs; mais enfin arrive le sénéchal de l'empereur

il voit Eracles, et comme nous disons encore aujourd'hui: « Combien fait-on ce drap, ce cheval?» il dit : « Ke fait hon cest enfant? ()» Mille besants. Le sénéchal se récrie, cependant il veut savoir pourquoi on demande un si haut prix. Eracles expose les propriétés mer– veilleuses dont le ciel l'a doué, et l'acheteur se décide; les mille besants sont comptés; la mère les distribue en aumônes et se retire dans une abbaye.,

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Le rapport de ressemblance entre Eracles et Ptocholéon est si évident qu'il serait inutile d'y insister davantage; les motifs seuls sont changés; ce changement ne peut laisser aucun doute sur l'originalité et la priorité du petit poëme grec. Les faits y sont présentés d'une manière si naïve et si vraie, la résolution du père de famille qui se dévoue pour rendre à ses enfants la prospérité qu'ils ont perdue est si naturelle et si bien dans l'ordre des sentiments humains qu'on ne peut pas songer un instant que Casine soit le modèle de Ptocholéon. La piété de Gautier d'Arras, que M. Massmann croit avoir été un prêtre, a renchéri sur l'aventure racontée par les Grecs; d'une action qui ne fait honneur qu'à la nature humaine, il a voulu faire le triomphe de la vertu chrétienne, la charité, au risque de détruire la vraisemblance et l'intérêt.

Nous savons de quelle manière Ptocholéon met en pratique la science qu'il tient de ses études et de son expérience; voyons comment Eracles use de celle qu'il tient de Dieu même: « A peine l'acquéreur a-t-il fait son marché qu'il s'en repent, chacun le « gabe»; bruit de la duperie dont le sénéchal a été victime arrive aux oreilles de l'empereur; l'enfant est amené devant lui, et là, en présence de la cour, il renouvelle ses

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le

(1) Le grec, dans le passage qui répond à celui-ci, emploie la même locution.

assurances merveilleuses. On le met à l'épreuve; l'empereur ordonne à tous ses sujets d'apporter, à un jour et dans un lieu fixés, toutes leurs pierreries, et à Eracles d'acheter, à quelque prix que ce soit, la pierre qui aura le plus de vertu. Eracles se rend là où les pierres sont étalées, il passe dédaigneusement devant les plus belles, pour s'arrêter à une boutique où l'on vendait poivre et gomme, et où le marchand, par pure obéissance à l'édit, avait mis une pierre sans valeur pour lui ; c'est celle-là qu'achète Eracles, et, au lieu de six deniers que demandait le pauvre homme, il lui fait donner quarante marcs. Grand courroux de l'empereur, qui se croit trompé comme son sénéchal; mais Eracles lui apprend que cette pierre a la propriété de préserver de l'eau, du fer et du feu celui qui l'a sur soi, propriété qu'elle aurait perdue si elle avait été payée seulement six deniers. L'épreuve en est faite: Eracles est mis sous l'eau, jeté dans un brasier, frappé avec un glaive; l'empereur lui-même entre dans le feu et ne brûle pas. La faveur dont jouit Eracles s'accroît chaque jour.

Dans une autre circonstance l'enfant merveilleux fait preuve de la même sagacité à découvrir les vertus cachées des chevaux.

« Il l'applique une autre fois encore dans le choix plus délicat et plus important de la femme que doit épouser l'empereur. Un édit impérial a convoqué à Rome toutes les filles des gentilshommes, Eracles passe la revue de ces beautés d'élite: l'avarice, l'orgueil, la colère, des amours même déjà nouées avec un autre empêchent le jeune homme de faire un choix, si bien qu'il congédie cette nombreuse et splendide assemblée, sans y avoir trouvé une femme pour l'empereur. Heureusement, il rencontre en son chemin une « mescine"; elle n'est fille de roi ni de gentilhomme, mais elle a toutes les vertus et tous les charmes."

Les différences du récit de Gautier d'Arras n'empêcheront personne d'y reconnaître la même inspiration que celle du conte grec; c'est la même donnée transformée au gré du conteur français. S'il est vrai que, dans une partie de son roman, le trouvère emprunte les faits qu'il raconte aux annales de l'Empire; si, pour les aventures et les fautes d'Atanaïs, l'épouse de l'empereur, Gautier a mis à contribution une histoire rédigée sous Héraclius et connue sous le nom de Chronicon Paschale, il est permis de dire que l'enfance d'Eracles semble se rapporter si parfaitement à notre . conte de Ptocholéon, qu'il ne serait pas invraisemblable de faire dériver du grec la narration du trouvère.

En tout cas, j'ai la satisfaction, quand je n'aurais pas trouvé la source originale de ces inventions, d'indiquer aux lecteurs curieux de ces recherches un document beaucoup plus précis que ceux de MM. Massmann et Paulin Paris. Voici ce que dit ce dernier critique: "Restent les dons surnaturels accordés à Eracles. M. Massmann rattache la connaissance des pierres miraculeuses aux récits qui avaient cours sur les propriétés singulières de l'aimant. Pour nous, c'est dans un livre de la haute antiquité indienne que nous trouvons des ressemblances frappantes avec les dons d'Eracles, et sans pouvoir indiquer en aucune façon par quelle voie les produits de l'imagination indienne auraient, pour ceci du moins, cheminé jusque dans l'Occident, nous devons signaler le fait. Il y a dans la poésie sanscrite un récit qui a joui et qui jouit encore d'une grande faveur, c'est celui des aventures de Nala et Danayanti. Là le héros, comme Eracles, possède des dons surnaturels: quand il se présente déguisé pour être cocher du roi Rituparna, il dit de lui-même qu'il est incomparable dans la connaissance des chevaux, qu'il est de bon conseil dans les affaires épineuses et

dans les choses scientifiques, et qu'il entend l'art de préparer les aliments. Rituparna veut faire en char une course très-longue en une seule journée; il demande au prétendu cocher de parcourir le trajet dans le temps exigé, celui-ci choisit des chevaux de pauvre apparence, comme Eracles choisit le poulain; le roi s'irrite d'un tel choix, comme l'empereur, mais dans les deux cas le succès justifie la sagacité du conseiller. Il ne nous est pas possible, nous le répétons, de trouver aucune trace, aucune mention dans l'Europe au moyen âge, du poëme sanscrit de Nala; toutefois, n'est-on pas en droit de penser que de telles imaginations, qui sont si anciennes sur les bords du Gange, ont été, d'une façon ou d'une autre, le type d'imaginations semblables, comparativement si récentes en Occident? »

Qu'il y ait un souvenir du cocher Rituparna dans le poëme de Gautier d'Arras, cela paraît bien manifeste; il ne l'est pas moins que le début du trouvère se rapporte d'une manière plus directe encore à la narration de l'auteur grec anonyme qui nous occupe. Dans l'usage que le vieillard Ptocholéon fait de sa sagesse, il se trouve aussi comme la transmission affaiblie d'une même tradition. Je ne prétends pas que Gautier d'Arras ait connu le poëte grec, mais n'est-il pas surprenant que ce soit dans un poëme d'aventures ayant pour héros un prince grec dont le nom est purement grec, Eracles, que nous trouvions cette ressemblance?

On m'accordera, j'espère, que cette circonstance peut justifier l'assertion de M. Massmann qui fait aller Gautier d'Arras en Orient, à la suite de Louis VII, et l'on verra dans les rapprochements que j'ai faits un moyen d'expliquer comment tant de traditions et de fables venues de l'Inde, rendues populaires en grec, par des imitations et des traductions plus ou moins libres, ont pu passer dans notre pays et y prendre une forme nouvelle sous la main de nos trouvères (').

(1) Voir pour le texte la Collection de monuments pour servir à l'histoire de la langue néo-hellénique, no 19, par M. Emile Legrand.

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