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Le nom du philosophe grec ajouté à celui de Constantin, à celui de Samson, rendait plus évident cet axiome de morale: Par fames sont maint prudhome abatu. De là naissait aussitôt le conseil d'éviter leurs attraits afin de ne pas perdre son âme.

C'est à ce titre, je pense, que l'on pouvait offrir à l'attention des chrétiens l'histoire fabuleuse d'Aristote. C'est à ce titre aussi que les bâtisseurs d'églises ne dédaignaient pas de sculpter cette aventure sur les chapiteaux des temples qu'ils élevaient. On peut la voir encore aujourd'hui sur l'un des premiers piliers de gauche dans l'église Saint-Pierre de Caen. Elle n'y figure pas seule, elle est accompagnée de celle de Virgile (ou d'Hippocrate, car on lui prête le même sort), suspendu dans un panier à l'étage d'une tour d'où l'on voit sortir deux têtes de femmes. Le même sculpteur y a joint l'image de Lancelot du Lac traversant les eaux sur la lame de son épée. Cette église bâtie vers la fin du quinzième siècle, atteste la longue popularité de ces vieux fabliaux. Moins connus aujourd'hui, ils n'ont plus de sens pour le vulgaire.

Il manquerait quelque chose à la légende d'Aristote si l'imagination des conteurs ne se fût également exercée sur sa mort. Déjà nous avons vu Jofroy de Waterford le faire évanouir comme «une flambe » qui monte au ciel. Cette fin tient du miracle, et le pieux dominicain ne pense pas qu'elle doive nous étonner. Tous ceux qui ont parlé d'Aristote n'ont pas été jusquelà; il en est qui ne font pas intervenir la puissance céleste pour détacher une si grande âme du corps qui lui servit d'asile. Le surnaturel disparaît dans le récit qu'ils font des derniers instants du philosophe; mais, il faut l'avouer, ce n'est pas pour laisser la place à l'histoire: il s'y mêle encore les caprices d'une fantaisie inventive.

Amable Jourdain cite trois fois le nom d'Algazel, traducteur arabe d'Aristote; il ne semble pas avoir eu connaissance d'un manuscrit latin du fonds de SaintVictor, coté autrefois sous le n° 32 et aujourd'hui sous celui de 14700. Ce volume in-folio du treizième siècle donne, au folio 77, col. 2, ro, la Métaphysique et la Physique d'Aristote. Un prologue précède ces deux traités; il a pour sujet la mort du philosophe: De morte Aristotelis.

Le précepteur d'Alexandre va mourir, le mal qui doit mettre fin à ses jours l'a réduit à une grande faiblesse. Tous les sages se sont rassemblés; ils sont venus le voir, ils veulent connaître les causes de sa maladie. Ils le trouvent tenant en main une pomme qu'il était occupé à sentir. Il était d'une maigreur extrême, tant la douleur l'avait malmené. D'abord, quand ils l'aperçurent, ils se troublèrent. Cependant, en approchant de lui, ils lui virent le visage clair et un air enjoué. Il les salua le premier. Les visiteurs lui dirent alors : «Notre maître, au premier abord, nous nous sommes troublés, tant votre maladie nous a paru violente et vos forces affaiblies. Maintenant que nous vous voyons joyeux, l'esprit et le cœur nous sont revenus. » Aristote se moqua d'eux et leur dit : « Ne croyez pas que je me ré– jouisse parce que j'espère échapper à la mort, mes souffrances ont beaucoup augmenté, et n'était cette pomme que je tiens à la main, dont l'odeur me réconforte et prolonge quelque peu ma vie, je serais déjà mort. L'âme sensible, qui nous est commune avec les bêtes, se ranime à cette bonne odeur. Je me réjouis de sortir de ce siècle, composé des quatre éléments qui sont dans toute créature sous le soleil: le froid, le chaud, le sec et l'humide. "

Avec la tranquillité d'âme qu'il pouvait avoir autrefois dans son école, il instruit ses disciples, mais il a besoin

de respirer de temps en temps la pomme : « C'est, dit-il, pour ramener mes esprits, ad reducendos spiritus meos.» Ses disciples se lèvent; chacun d'eux va l'embrasser à son tour, il ne cesse pas de leur parler de la majesté de la philosophie, en qui sont contenues toutes les sciences. Il les rassure contre la mort, qui n'est que le départ de l'àme se séparant du corps.

Mais voici venir la fin de tous ces discours. Les mains d'Aristote sont prises d'un tremblement, la pomme qu'il tenait s'échappe, son visage noircit; il expire. Ses écoliers se jettent sur son lit pour l'embrasser encore. Ce sont des cris, ce sont des pleurs. Ils n'oublient pas cependant de faire cette prière: "Puisse Celui qui recueille les âmes des philosophes recueillir celle de l'homme droit et parfait que tu es (1). "

Ainsi finit, d'après l'arabe Algazel, le philosophe

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(1) Bibliothèque Nat., manuscrits latins, ancien fonds Saint-Victor, n 32, nouveau 14700, fol. 77, col. 2, r... « Et cum applicuisset ad tempora mortis suæ et egrotasset infirmitate qua mortuus extitit, convenerunt omnes sapientes et venerunt eum videre et infirmitatis suæ causas cognoscere, quem invenerunt quoddam pomuin in manu tenentem et odorantem illud. Erat autem affectus nimia macie ob vehementiam infirmitatis, præ dolore mortis afflictus. Quum eum sic vidissent, turbati sunt plurimum et appropinquaverunt se ei, et, in approximando se sibi, inveniunt faciem ejus claram ipsumque jocundum, quos salutatione prevenit, et tunc dixerunt ei: O domine, et magister noster, in principio, cum te vidimus, in nobis anima non remansit, et fuimus turbati ex hoc quod cognovimus certe ægritudinem violentam et virtutem tuam nimium debilitatam. Et cum videamus te letum et faciem tuam claram, spiritus noster postquam exivit reversus est in locum suum. Aristoteles vero de ipsis fecit ridiculum dicens: Non cogitetis in cordibus vestris quod ego leter eo quod sperem evadere, quia dolor multum excrevit, et nisi esset hoc pomum quem manu mea teneo et quod odor suus me confortat et aliquantum prolongat vitam meam, jam exspirassem... Anima....... qua communicamus cum bestiis fovetur odore bono. Et ego letor eo quod recedo de hoc seclo quod est... quia ex iis IIIIor clementis ex quibus creatur omne creatum unum... frigidum, aliud calidum aliud siccum, aliud humidum et quod posset constare corpus compositum... << Surgentes autem discipuli osculati sunt singuli caput ejus... (f° 81, 1re col. v.) Et cum applicuisset sapiens ad finem suorum sermonum inceperunt manus suæ tibubare a quibus pomum cecidit quod tenebat, et cum cepisset nigrescere facies, exspiravit... Scolares proni singuli ceciderunt et osculati sunt eum et clamaverunt... ululatum plorantes ploratu magno et dixerunt: Ille qui recolligit philosophorum animas tuam recolligat animam hominis directi et perfecti sicut tu es. »

dont il avait appris à mêler la dialectique aux discussions religieuses. Si ce récit conserve au précepteur d'Alexandre une gravité digne de sa réputation et de sa sagesse, il s'y mêle encore des traits qui sont de la légende. Cette pomme qui ranime l'âme défaillante du Stagirite, ce visage qui noircit, cette assemblée de sages, ces enseignements suprêmes, ces marques d'une vive affection, sont autant de concessions faites au génie romanesque du moyen-âge.

Ces fables sont dissipées de nos jours. Ceux qui connaissent le nom d'Aristote, savent de lui ce que l'histoire nous en apprend ; il n'y a plus de place aujourd'hui pour la légende. Nous savons mieux apprécier le profond génie du philosophe. Si nous ignorons à peu près par quels enseignements il forma son royal élève, nous l'admirons moins pour avoir été le maître d'Alexandre que pour avoir donné par ses travaux une grande et belle idée de ce que peut l'esprit de l'homme fortifié par l'étude et soutenu par une méditation attentive des lois qui le régissent.

HISTOIRE

DE

PTOCHOLÉON.

Le manuscrit grec de la Bibliothèque nationale qui porte le n° 390 contient, du folio 71, recto, au folio 75, verso, un petit conte de 384 vers non rimés, qui a pour objet les Aventures d'un sage vieillard ainsi désigné Περὶ τοῦ γέροντος τοῦ φρονίμου Μουτζοκουρεμένου. En voici l'analyse :

"Jadis vivait un homme riche, illustre et honoré. Son existence était brillante; il avait beaucoup de fils, beaucoup de filles. Sa sagesse et son savoir le mettaient au-dessus de tous ses concitoyens; sa vertu le distinguait bien plus encore que la noblesse de sa naissance. Quoiqu'un peu trop grand parleur, il n'était soumis à aucun des vices qui travaillent les hommes. Ni le vol, ni la débauche, ni le jeu, n'avaient accès près de lui. A ces avantages s'en joignaient d'autres d'une moindre importance, qui ne laissaient pas cependant d'avoir leur prix, puisque le poëte les signale; il portait une longue barbe blanchie par les années (1).

(1) Guillaume de Tyr, Histoire des Croisades, t. I, p. 516, fait ainsi le portrait de Baudouin : « Façonnés fu cis noviaus rois de Jérusalem com haus hom; il fu grans de cors, biaus et clers de visage, cheveus ot blons, mais n'en ot mie mout, et fu melle de chennes (canis mixto). La barbe n'ot pas espesse, mais elle fu longue jusque au piz, selon la coutume qu'il avoient lors en cele terre. »

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