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Aristote «ni va plus délaiant », il descend de cheval et accepte l'épreuve. Il fait apporter une grande balance. Dans l'un des plateaux il met l'œil fameux, dans l'autre il fait entasser « obers et casques ».

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Tant en i entassèrent, les cordes vont rompant;
Ains la balance à l'uel ne se mut, tant ne quant.

Qu'on juge de l'étonnement des barons. Chacun se demande, interdit, comment si petite chose peut avoir un poids si grand.

Aristote leur ménageait une bien autre surprise.

Il prend ce même œil, il le couvre d'une étoffe de couleur rouge, « d'un pale escariment ». Il le met cette fois dans une balancette où l'on pèse l'or fin d'Arabie, "en unes balancettes d'or fin arabiant ». Dans l'autre bassin il met deux besants, et aussitôt les deux besants emportent le poids de leur côté.

Quant li rois a coisi les fais de tel sanlant,
Ne sot que ce pust iestre, asses i va pensant,
Et trestout li baron s'en vont esmervillant.

Il fallait donner l'explication de cet étrange expérience.

Li rois a dit au mestre k'il li die et ensegne:
Que tant poise et si pou, c'est une cose estragne.
Escoute, si l'oras; autrefois t'en souvegne,

Ceste petite cose t'a aporté ensagne;

Quant .I. roiaume as pris et mis en ton demagne,
S'un autre ne conquiers, ne vaut une castegne;
Puis le tierc, puis le quart; iols est de tele ouvragne,
Quan qu'il voit, tout convoite, n'est cose qui remagne.
Tant com fu descouvers, tant pesa fier et lagne,
Et quant il fu couvers de pale d'outre ensagne,
Doi besant l'emportèrent, com fust une castegne.

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La leçon était facile à comprendre, digne à la fois d'Alexandre et d'Aristote.

Il n'i a nul baron qui en son cuer n'ategne

L'ensegnement de l'mestre et qui ne l'en refragne,

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Pour Aristote, il remonte sur son « auferrant d'Espagne", et l'armée des «Gréjois » n'en continue pas moins de cheminer vers Babylone, où elle ne tarde pas à entrer entre vespres et nonne ».

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Le ciel avait marqué Babylone pour être le tombeau d'Alexandre. Le terme est venu que les arbres avaient dit, l'année et les sept mois prédits sont passés : il faut qu'Alexandre périsse. Gisant sur son lit de mort, le conquérant partage ses états entre les douze pairs. Il regrette à ce moment suprême de n'avoir pas « eu France en son demaine". Il aurait voulu avoir sa « salle à Paris", car «France fust cief de l'mont». Mais il expire. Autour de lui chacun pleure. Nul n'a plus vive douleur qu'Aristote.

"Li sages Aristotes, li mestres des escris,
S'apoia devant eus, dessous 1. arc votis,
Bien fu des filosofes ses gens cors aconplis.
Ni li caloit de soi, tous estoit enhermis (attristé).
Barbe ot et longe et lée et le poil retortis

Et le cief deslavé et velus les sorcis;

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De pain et d'iave vit, ne quiert autre pietris (perdrix).

Il convenait à Aristote d'éprouver cette profonde douleur. Les généraux et les pairs ont reçu des royaumes du maître qu'ils viennent de perdre: le philosophe n'a point eu part à ce prodigieux héritage. Il reste ce qu'il était avant, un homme plein «de sens et de clergie», et cependant son chagrin dépasse en profondeur celui de tous les autres. On ne sera pas fàché d'entendre un peu de ses « bons dits" qu'il exprima au milieu des barons:

Mainnes rois qui gis là, mors et deschoulouris,
Com as sor poi de tiere, com est petis tes lis.

Et si me deis-tu .I. fois à Brandis

Que cis mondes estoit a .I. homme petis.

E! bons rois conquerrans, seur tous hommes hardis,
Largece estoit ta mère, tu estoies ses fils, etc., etc.

Dans sa douleur, le philosophe mêle tout ensemble et Darius, et les rois de Rome, et Crassus si maltraité par les Persans qui «l'abruvèrent d'or quit ki fu boulis", et la prophétie de Joakins qui avait déclaré que avant ociroit li lions le formis ». Deux ans de plus, s'écrie-t-il,

Tu fusces vis en tiere aourés et servis,

Et te fesisons temple, auteus et crucefis (').

Eperdu de douleur, il s'emporte jusqu'aux plus horribles blasphèmes :

Jupiter, mult par ies convoitous et salis.

Qui les mauvais espargnes et les bons nos ocis.

Il en aurait dit bien davantage, mais deux autres philosophes distingués en grammaire et valeur « gramare, valore», lui font signe de loin qu'il laisse prendre à l'affliction un trop puissant empire sur son esprit, puisqu'il médit des dieux. Cette observation le ramène à lui; mais aussitôt il tombe pâmé, « tous est evanuis ».

Tel est le rôle d'Aristote dans ce vaste roman. C'est un précepteur instruit, sage et dévoué. Il est auprès d'Alexandre pour le conduire, pour tempérer ses passions, pour éclairer son esprit. C'est une sorte de premier ministre au département de la morale et de l'esprit. Jusqu'aux derniers moments du prince, il lui reste tendrement attaché; c'est lui qui, dans le grand deuil que cause sa mort, le loue en dignes

(1) Il y a une autre leçon :

A toi fesistz on edefs.

paroles et lui rend le plus bel hommage de tendresse désintéressée. Si l'idée n'a rien de bien élevé, elle est du moins acceptable. Là où l'histoire n'est plus qu'une confusion capricieuse de souvenirs tronqués, de noms propres méconnus, il ne pouvait sortir du cerveau des auteurs de ce roman que le portrait d'un fidèle serviteur, d'un loyal ami en qui la science se borne à l'expression de bons préceptes de morale. Il y a plus d'un trait de ressemblance dans cette conception et dans le rôle de l'aumônier de Philippe-Auguste, Guillaume Le Breton.

Le philosophe grec n'a pas été mieux compris par un poëte espagnol, Joan Lorenzo Segura de Astorga, auteur du poëme d'Alexandre le Grand.Cet auteur, dont on ne saurait fixer au juste l'époque, semble avoir vécu dans la seconde moitié du treizième siècle. Sa composition renferme dix mille quarante vers. C'est une compilation où l'on retrouve Quinte-Curce, Gauthier de Châtillon, le Pseudo-Callisthène, et sans contredit Lambert li Cors. Mais c'est surtout sa fantaisie que suit l'auteur castillan. Il mêle dans son œuvre l'histoire de la guerre de Troie et celle de la descente de Jésus aux enfers; il prend de toutes mains. Le lapidaire de Marbode s'enchâsse dans son récit, aussi bien que les vers latins de l'Alexandréide de Gauthier de Châtillon. Il n'y a ni plus de critique ni plus de savoir historique que dans les rêveries que nous venons de parcourir. L'ignorance a poursuivi son œuvre : les ténèbres sont plus épaisses que jamais.

Dans ce débris de toute science, le nom d'Aristote subsiste toujours. On se souvient qu'il a été le maître d'Alexandre, mais Joan Lorenzo, qui se dit bon clerc et honoré, de mœurs bien réglées, "bon clerigo é ondrado... de mannas bien temprado, » ne se figure pas le « Maître de ceux qui savent », ainsi que l'appelait

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Dante, autrement que comme le pédagogue d'un fils de roi. Il est un des meilleurs maîtres ornés de sens et de savoir qu'il y eût en Grèce capables d'enseigner les sept arts, le quadrivium et le trivium du moyen âge.

La seule fois qu'il nous apparaît, nous le voyons enfermé dans sa chambre; éclairé d'un cierge, il a travaillé toute la nuit à faire un syllogisme de logique, et n'a pas pris un seul instant de repos :

Maestro Aristotil que lo avie criado

Sedia en este conmedio en su camara zarrado:
Avia un silogismo de logica formado,
Essa noche ni es dia non avia folgado.

30a cobla.

Alexandre, en qui s'éveille déjà l'ambition, vient à lui tout chagriné d'apprendre que la Grèce, tributaire du roi de Perse, est soumise à son autorité. Il se présente à son maître et n'ose le regarder, tant il a pour lui de respect.

El infante al maestro nol ousaba catar,
Dabal grant reverencia...

34a cob.

Enfin, il s'enhardit à user de la licence qu'on lui donne de s'exprimer, et nous apprenons de lui par quels degrés de science son maître l'a fait passer depuis l'âge de sept ans qu'il l'a eu dans ses mains:

Connesco bien grammatica, sé bien toda natura,
Bien dicto é versifico, connesco bien figura,
De cuer sey los actores, de libro non he cura....
Sé arte de musica por natura cantar,
Sé fer fremosos puntos, las voces acordar,
Sobre mi aversario la mi culpa echar...
Sé de las VII. artes todo su argumento,

Bien sé las qualidades de cada elemento,
De los signos del sol, si quier del fundamento
Non se me podria celar quanto val un accento.

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