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Le héros du poëme porte deux noms Digénis et Akritas; chacun d'eux a sa valeur et sa signification. Le premier désigne qu'il est fils d'un émir de Syrie Mousour et de la fille d'Andronic Ducas, le second qu'il combattit aux frontières contre les Arabes. Dans quelles circonstances se fit l'union, qui donna naissance à Digénis, les conséquences qu'elle eut pour l'émir, on le voit dans le deuxième et le troisième livres; au quatrième, apparaît le véritable héros du poëme. A peine âgé de douze ans, il révèle un courage et une hardiesse surprenante. Les dangers de la chasse sont ses premières épreuves; il met en pièces une lionne qu'il rencontre. Sa beauté égale sa bravoure, il ne s'en tient pas à combattre les bêtes des forêts. Il marche droit aux brigands Apélates qui occupaient les défilés et commettaient toutes sortes de méfaits. Il leur fait sentir le poids de sa redoutable massue.

Ce singulier héros n'est pas insensible à l'amour, et la poésie lui sert à exprimer les sentiments de son âme. Exploits guerriers et galants se mêlent dans sa carrière. Quand il consent à déposer la massue c'est pour prendre la lyre. Eudocie, fille de Ducas, général d'une province voisine, obtient ses hommages, partage sa tendresse et suit sa destinée. Digénis l'enlève et la ramène chez son père.

Mais le héros ne pouvait rester longtemps aux frontières dont il était le gardien, sans obéir à son humeur aventureuse. Il laisse là les pallikares, il erre seul pour accomplir des actions d'éclat. Ses tentes néanmoins l'accompagnent partout et celle qu'il habitait avec Eudocie était merveilleusement belle. Ce fut alors que l'empereur de Constantinople Romain Ier, qui dirigeait en Cappadoce une expédition contre les Arabes, conçut le désir de voir le célèbre protecteur des frontières de son empire.

Il lui écrivit une lettre dans laquelle il l'invitait à se rendre auprès de lui.

Mais Akritas, répond, qu'il ne peut se présenter devant une si nombreuse société, et il prie l'empereur de vouloir bien venir lui-même à sa rencontre sur les bords de l'Euphrate. Romain accède au désir de Digénis. Accompagné seulement de cent soldats, il va à l'endroit indiqué, il salue avec affection le jeune héros, il admire sa haute stature et son air martial, il l'engage à demander tel présent qu'il lui plaira. Digénis répond que l'affection de l'empereur est tout ce qu'il ambitionne, et il donne au monarque d'utiles conseils pour le gouvernement de l'Etat. Romain satisfait des réponses de Digénis, lui accorde la permission de parcourir en tous sens la Romanie, c'est-à-dire les provinces grecques de l'Asie Mineure; en d'autres termes, il le nomme, comme on disait alors à Byzance, « Domesticus scho

larum. "

C'était peu pour l'intrépide Digénis d'avoir à combattre des hommes, il lui fallut défendre sa femme coup sur coup contre un dragon à trois têtes, et contre un lion.

Trois cents apélates surviennent ensuite; charmés de la beauté de la jeune femme, ils veulent la ravir. Digénis armé de sa massue et de son bouclier fond sur eux et n'a bientôt plus rien à craindre de leur audace.

Afin qu'il ne manque à sa destinée guerrière aucun incident merveilleux, il voit marcher contre lui une femme nommée Maximo, réputée pour sa valeur. Elle a été suscitée contre Digénis par les apélates humiliés de leurs défaites. Maximo descend des antiques Amazones. A peine a-t-elle vu Digénis de l'autre côté de l'Euphrate qu'elle s'élance pour l'attaquer. Digénis la prévient, c'est aux hommes, dit-il, qu'il appartient de se déranger pour les femmes. Il met son cheval à la nage et bientôt il atteint le bord où Maximo l'attend. On ne

peut pas douter de l'issue de la lutte, l'Amazone est vaincue. Dans une nouvelle épreuve elle est encore obligée de reconnaître la supériorité d'un adversaire à qui elle offre, pour prix de sa victoire, une douce récompense que ne peut refuser Digénis.

Cependant Digénis s'est fait bâtir une riche demeure sur les bords de l'Euphrate. Il est le plus redoutable des défenseurs de la Romanie, tous les apélates le reconnaissent pour leur maître. Après Romain Ier, l'empereur Nicéphore Phocas le confirme dans sa charge et lui fait, en récompense de sa fidélité et de son dévouement à l'empire, les plus riches présents.

C'est au comble de cette gloire que la mort vient atteindre Digénis. Eudocie ne survécut pas à son noble époux.

Telle est l'esquisse de ce poëme. Il date, comme nous l'avons déjà dit, du dixième siècle, et n'est pas l'œuvre d'un écrivain sans talent. C'est une peinture fort éloquente et fort animée d'une période historique trèsintéressante. Il s'agit des efforts de Byzance pour résister aux attaques des Arabes de plus en plus menaçants. On voit à travers les fictions de la poésie toute la vérité de l'histoire. Les empereurs, du centre de leur empire, envoient aux frontières des généraux capables de les couvrir. Mis aux postes les plus avancés, ces guerriers sont presque indépendants dans leur province. La Cappodoce où se passent les faits principaux de la vie de Digénis, était le point le plus attaqué de tout l'Orient. Les combats y étaient perpétuels. Dans le voisinage des Arabes, les commandants des frontières contractaient un genre de valeur singulière; l'imagination des peuples en était vivement frappée. Il était naturel que dans des espèces d'annales comme celles que nous avons sous les yeux, il se mêlât un peu d'imagination, et des épisodes romanesques. Aucun de ceux pourtant qui

animent le récit du poëte n'est en dehors de la vraisemblance. La beauté des femmes grecques dut souvent mettre aux prises des champions tirés des deux peuples. Les Romains durent plus d'une fois oublier leur vertu près des femmes arabes; la vie militaire réunissait dans ses contrastes la barbarie des apélates (1) à la magnificence byzantine qui était loin de s'être éclipsée dans ce siècle. Notre poëme rend bien ce mélange des scènes de férocité guerrière et d'élégance asiatique. Les palais et les jardins de Digénis sur les bords de l'Euphrate, ses tentes qu'il promène avec lui sont un reflet très-naïvement saisi des mœurs de cette époque. Notre voyageur, Pierre Belon, qui a visité ces contrées au commencement du XVI° siècle, retrouvait des débris qui parlaient encore d'une grande magnificence de constructions dues autant aux Grecs qu'aux Arabes.

Les exploits de Digénis contre les lions ne sont pas une pure invention du poëte. Ces animaux étaient alors plus nombreux sur les bords de l'Euphrate qu'ils ne le sont aujourd'hui où ils apparaissent quelquefois encore, et mettaient plus souvent les Grecs à même de déployer contre eux leur hardiesse et leur vaillance; l'histoire confirme ici les récits du poëte. Nous lisons en effet dans la relation de Luitprand que Romain Ier, celui-là même dont il est parlé dans notre poëme, eut à combattre contre un lion. D'abord il avait fait enflammer avec le feu de Kallinicos les touffes de roseaux où il supposait que l'animal était caché. Une seule ne fut pas atteinte par les flammes que le vent poussait en sens contraire. Romain persuadé

(1) Les Apélates ('Aлeλáтα) ne peuvent-être mieux comparés qu'aux Clephtes de la guerre de l'indépendance hellénique ou au haïdouks slaves. C'était, comme leur nom l'indique, les chassés, les bannis, les out-law. Parfois au service de Byzance, ils étaient employés par quelques localités à la garde des champs et s'appelaient alors dypopuλaxes. Une fois congédiés, ils se faisaient voleurs de grand chemin, ils vivaient de rapines et de brigandage. » (Note de M. C. Sathas, p. CLI.)

que

le lion s'y abrite, y marche hardiment avec un seul des hommes de sa garde. D'une main il a son épée et de l'autre son manteau. Le lion ne tarde pas à paraître, le compagnon de Romain tombe évanoui; celui-ci jette son manteau à la bête, elle se précipite dessus et le déchire. Romain profite de l'occasion, s'élance sur le lion et le fend en deux d'un coup d'épée. Luitprand nous le montre ensuite poussant du pied le malheureux soldat qui ne revientàla vie que pour admirer la grande intrépidité de son chef. Ce récit, fait par un contemporain qui ne se pique que d'exactitude, rend absolument vraisemblables les exploits de Digénis.

D'ailleurs M. Sathas a nettement indiqué ce que ce personnage de Digénis a d'historique. Il a établi sa descendance, son nom véritable qui est Basile Digénis: « Ce n'est pas seulement, dit-il, un vainqueur des Arabes, comme il y en a tant dans les annales de Byzance, que la poésie populaire grecque a immortalisé; c'est aussi et surtout le dernier et illustre rejeton de deux familles puissantes et glorieuses, de deux familles qui brillèrent pendant des siècles entiers dans le monde byzantin, et qui seules représentèrent, à son agonie, cette grande réforme religieuse connue dans les chroniques ecclésiastiques sous le nom d'Iconoclasie ».

On sait tout ce qu'il y a de hérissé et de confus dans l'histoire de l'empire byzantin de cette époque. Il fallait le grand savoir et la constante pratique de ces annales pour conduire à travers ces événements un peu heurtés le fil généalogique de Digénis Akritas; M. Sathas l'a fait avec beaucoup d'adresse et d'autorité. Il donne ainsi la conclusion de ses recherches: « La femme de l'émir Mousour, mère de Basile Digénis, était fille d'Andronic Ducas et soeur de Constantin. Le nom d'Akritas resté célèbre chez les Grecs, cité au XII° siècle par Théodore Prodrome, par Michel Psellus sous le titre

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