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LES EXPLOITS DE DIGÉNIS AKRITAS

ÉPOPÉE BYZANTINE DU DIXIÈME SIÈCLE (1).

La littérature grecque est une des plus vieilles qu'il y ait au monde. Elle vit encore après avoir passé par les révolutions les plus diverses. C'est le plus long exemple de fécondité que l'on connaisse. Au moment où les barbares inondent l'Europe il semble qu'elle ait péri : c'est une erreur. Chassée d'Athènes, elle s'est transportée à Constantinople et jusqu'à la fatale époque de 1453 elle ne cessera de produire des œuvres qu'on a trop longtemps méprisées. Quand le monde moderne se fait péniblement des idiomes nouveaux, les Grecs ont le bonheur et le privilége d'avoir conservé leur langue; ils la parlent, ils l'écrivent, autant qu'ils peuvent, suivant les règles antiques. Après la conquête turque ils descendent fort bas dans l'ignorance : ils ne vont jamais jusqu'à la barbarie. Même à cette misérable époque, ils ne cessent d'avoir des historiens, si l'on peut appeler de ce nom de pauvres chroniqueurs ; ils ont des prêtres qui commentent les écritures saintes; des poëtes qui chantent leurs regrets et leurs espérances. La perpétuité du langage a entretenu chez eux la perpétuité de la nationalité grecque: ils n'ont jamais désespéré de l'avenir. Le retour de la faveur et de la bienveillance européenne vers eux, a été sollicité par des fragments de chansons que les voyageurs n'ont jamais manqué

(1) Paris, Maisonneuve et C, 15, Quai Voltaire, 1875.

de recueillir dans les voyages qu'ils ont faits en Grèce et qu'ils ont publiés dans notre occident.

Les Grecs eux-mêmes ont longtemps ignoré ou méconnu les productions populaires de leur esprit national. Ils n'avaient que du mépris pour des compositions vulgaires écrites dans une langue appauvrie et déformée. On pense bien, en effet, que le temps a dû faire subir de profonds changements au langage de Démosthène, si souvent menacé de périr. Il a eu tous les malheurs qu'une langue peut subir, il a passé par les raffinements de la prétention byzantine, par les mutilations de l'ignorance turque, et par la confusion de la langue franque. C'est à peu près sous cette forme qu'on nous l'a fait d'abord connaître.

Mais ce langage populaire appelé le grec moderne n'est point aussi nouveau qu'il en a l'air, il est certain qu'il se produisit, même aux plus beaux temps de la floraison grecque, un phénomène qu'on a remarqué dans Rome. A côté de la langue savante, il y avait un idiome du peuple. Cette langue a eu, elle aussi, sa littérature.

On a pu croire que le grec moderne était né dans l'esclavage turc; il existait bien avant. Des travaux récents l'ont découvert bien au-delà du douzième siècle.

II y a là toute une littérature qui peu à peu reparaît au jour, et, depuis quinze ans, elle a été, tant en France qu'en Allemagne, l'objet de travaux intéressants. On ne s'en tient plus aujourd'hui à Fauriel; on n'a pas que des chansons de clephtes à produire : on a des romans, des espèces de poëmes épiques qui remontent haut dans la civilisation byzantine. J'ai étudié, le premier, dans un mémoire couronné par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1864, plusieurs compositions de ce genre. M. Émile Legrand a continué ces recherches, il a publié toute une bibliothèque néo-hellénique.

M. Constantin Sathas, un hellène, fort versé dans l'étude du moyen âge grec, a consacré ses travaux aux mêmes études. Il est remonté plus haut encore, et le hasard lui a fait découvrir ce qu'il appelle une épopée du dixième siècle.

Le terme d'épopée peut sembler ambitieux, et M. Sathas serait, j'imagine, le premier à le sacrifier. Mais il n'en est pas moins vrai que le poëme qu'il offre au publicavec la collaboration de M. É. Legrand, n'est pas seulement une chronique rimée; il y a un grand souffle d'esprit guerrier et poétique, c'est un tableau pittoresque des mœurs et de la bravoure des capitaines qui défendaient l'empire de Constantinople contre les invasions des Arabes.

Il était naturel que cette époque de guerres nationales eût son cycle et ses héros populaires. Les circonstances étaient des plus favorables pour enfanter une suite de poëmes militaires. La nécessité de combattre tous les jours, de vivre sous les armes en présence de peuples venus de l'orient avec une civilisation étrange et à demibarbare, devait exalter toutes les forces de l'imagination. Il y avait à la même époque chez les Persans et chez les Turcs une sorte de fermentation épique, il en est sorti le Shahnameh pour les uns, le roman de Sajjid Batthal pour les autres. Les Grecs ont participé à cet élan poétique et les Exploits de Digénis Akritas en sont la preuve.

Ceux qui lisent les chants populaires de la Grèce moderne, ont rencontré dans le recueil de Passow, dans celui de M. É. Legrand, des chansons consacrées au récit des exploits d'un héros du nom de Digénis Akritas. Ce n'est ni un Armatole ni un clephte. Son existence remonte à des temps plus reculés. Sa force est surhumaine, ses actes ont quelque chose de prodigieusement héroïque, et la mort elle-même trouve en lui le plus re

doutable des adversaires. On avait bien entrevu que ces chansons n'étaient que des légendes empruntées à des cycles plus étendus et plus antiques. On concevait qu'il avait dû exister dans les régions orientales de la Grèce des poëmes qui, sous une forme plus relevée, avaient d'abord occupé l'imagination du peuple; que, peu à peu, il s'était détaché de ces épopées byzantines des fragments arrachés à l'oubli par la tradition: mais il fallait attendre quelque découverte heureuse pour donner plus de corps à ces soupçons ; il se produit parfois de ces rencontres inespérées. Il arrive que des bibliothèques laissent enfin échapper des manuscrits demeurés longtemps inconnus. M. Constantin Sathas a mis la main sur l'un d'entre eux, il l'a publié avec le concours de M. Émile Legrand. C'est ainsi que nous avons Les Exploits de Digénis Akritas, épopée byzantine du dixième siècle, publiée pour la première fois d'après le manuscrit de Trébizonde.

:

Le doute n'existe plus aujourd'hui les fragments de Passow, ceux de M. É. Legrand se rajustent avec le poëme nouveau; ils s'expliquent maintenant sans peine. Nous n'avions qu'un souvenir très affaibli, et dans une langue dégradée, du Digénis du dixième siècle; nous tenons maintenant dans ses parties principales le grand poëme dont les récits légendaires, cités plus haut, faisaient vivement désirer la découverte.

La Bibliothèque publique de l'Ecole grecque de Trébizonde possédait un manuscrit qui lui avait été offert par M. Sabbas Joannidis, professeur à cette école. En 1870 cet ouvrage attira l'attention de M. Triantaphyllidis, professeur de l'École de Trébizonde. Il s'informa auprès de M. Constantin Sathas, alors à Constantinople, du personnage dont les exploits sont racontés dans ce poëme. Les renseignements incomplets et vagues fournis par M. Triantaphyllidis rendaient

impossible toute réponse utile. M. C. Sathas demanda à voir le manuscrit, on ne put alors le lui envoyer. A peu de temps de là, M. Sathas étant à Venise, reçut la Statistique de Trébizonde, ouvrage important de M. Sabbas Joannidis. Celui-ci donnait une analyse très-succincte du poëme en question et citait un passage du neuvième livre. « M. Sathas comprit alors ce dont il s'agissait et écrivit à M. Joannidis pour lui demander une copie du manuscrit. L'excellent professeur en fit exécuter une par M. Pierre Michaëlidis de Trébizonde. Ce fut de cette copie, faite avec une exactitude poussée jusqu'au scrupule, que se servit M. Sathas pour écrire sur Basile Digénis une notice, où il démontra l'analogie frappante du poëme avec certaines chansons grecques (particulièrement celles de Chypre et des bords du Pont-Euxin), qu'il partagea dès lors en deux grands cycles, le cycle akritique et le cycle apélatique (1).

Dans le courant de l'année 1872, M. Sathas envoya le poëme à M. Émile Legrand et il fut décidé que la publication s'en ferait en commun. Sur de nouvelles instances auprès de M. Joannidis, M. Legrand reçut le manuscrit à Paris, c'est sur ces quatre-vingt-dix feuillets de format in-12 qu'a été faite la publication de ce poëme; malheureusement il n'est pas complet. De grandes lacunes nous laissent dans l'ignorance de détails précieux pour l'histoire; ils nous laissent surtout ignorer le nom de l'auteur qui devait se nommer à la fin de son œuvre. Ces regrets toutefois seraient à la veille de cesser, si la nouvelle donnée par M.Wagner à l'un des éditeurs venait à se confirmer. D'après lui, on aurait découvert en Italie un second manuscrit. Espérons qu'il complétera les lacunes du premier.

(1) Voir le second volume de la Bibliotheca Græca Medii Evi de M. Sathas. Venise, 1873, p. 45-50 de la Préface.

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