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Voyons la seconde classe, celle des curiales, et recherchons quelle est sa force réelle. A en juger

par les apparences, il y a ici quelque chose de plus: la présence des principes de liberté est évidente; les voici tels que j'ai déjà essayé de les mettre en lumière dans mon Essai sur le régime municipal romain, au ve siècle :

1o Tout habitant, possesseur d'une fortune qui garantit son indépendance et ses lumières, est curiale, et comme tel appelé à prendre part à l'administration des affaires de la cité.

Ainsi le droit est attaché à la capacité présumée, s:ns aucun privilége de naissance, sans aucune limite de nombre; et ce droit n'est pas un simple droit d'élection, c'est le droit de délibération pleine, de participation immédiate aux affaires, tel qu'il peut exister dans l'enceinte d'une ville, et pour des intérêts que peuvent comprendre et débattre presque tous ceux qui sont capables de s'élever au-dessus de l'existence individuelle. La curie n'est point un conseil municipal restreint et choisi; c'est la réunion des habitants qui possèdent les conditions de la capacite curiale.

2o Une assemblée ne peut administrer; il faut des magistrats. Ils sont tous élus par la curie, pour un temps très-court, et leur propre fortune répond de leur administration.

3o Enfin, dans les grandes circonstances, quand il s'agit de changer le sort de la cité, ou d'élire un magistrat revêtu d'une autorité vague et plus arbitraire, la curie elle-même ne suffit point; la totalité des habitants est appelée à concourir à ces actes solennels.

Qui ne croirait, à l'aspect de tels droits, reconnaître une petite répu blique où la vie municipale et la vie politique sont con'ondues, où prévaut le régime le plus démocratique? qui penserait qu'un municipe ainsi réglé fait partie d'un grand empire, et tient par des liens étroits et nécessaires à un pouvoir central éloigné et souverain? Qui ne s'attendrait, au contraire, à trouver là tous les éclats de liberté, toutes les agitations, toutes les brigues, et souvent tous les désordres, toutes les vio lences, qui, à toutes les époques, caractérisent les petites sociétés ainsi enfermées et gouvernées dans leurs murs?

Il n'en est rien, et tous ces principes sont sans vie. En voici d'autres qui les frappent à mort.

1o Tels sont les effets et les exigences du despotisme central, que la

qualité de curiale n'est plus un droit reconnu à tous ceux qui sont capables de l'exercer, mais un fardeau imposé à tous ceux qui peuvent le porter. D'une part, le gouvernement s'est déchargé du soin de pourvoir aux services publics qui ne touchent pas son propre intérêt, et l'a rejeté sur cette classe de citoyens ; d'autre part, il les emploie à percevoir les impôts qui lui sont destinés, et les rend responsables du recouvrement. Il ruine les curiales pour solder ses fonctionnaires et ses soldats; il accorde à ses fonctionnaires et à ses soldats tous les avantages du privilége, pour qu'ils lui servent à empêcher les curiales de se soustraire à la ruine. Complétement nuls comme citoyens, les curiales ně vivent que pour être exploités et détruits comme bourgeois.

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2o Les magistrats électifs des curies ne sont au fait que les agents grafuits du despotisme, au profit duquel ils dépouillent leurs concitoyens, en attendant qu'ils puissent, de manière ou d'autre, se soustraire à cette dure obligation.

3o Leur élection même est sans valeur, car le délégué impérial dans la province peut l'annuler; et ils ont le plus grand intérêt à obtenir de lui cette faveur. Par là encore ils sont dans sa main.

4o Enfin, leur autorité n'est point réelle, car elle n'a point de sanction. Nulle juridiction effective ne leur est accordée; ils ne font rien qui ne puisse être annulé. Il y a plus: comme le despotisme s'aperçoit tous les jours plus clairement de leur mauvaise volonté ou dé leur impuissance, chaque jour il pénètre plus avant lui-même, et par ses délégués directs, dans le domaine de leurs attributions. Les affaires de la curie s'évanouissent successivement avec ses pouvoirs, et un jour viendra où le régime municipal pourra être aboli d'un seul coup, dans l'empire encore subsistant, « parce que, dira le législateur, toutes ces lois errent en quelque sorte vainement et sans objet autour du sol légal 1. »

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Vous le voyez, Messieurs, la force, la vie réelle manquaient aux curiales, aussi bien qu'aux familles sénatoriales; ils n'étaient pas plus capables de défendre et de gouverner la société.

Quant au peuple, je n'ai pas besoin de m'arrêter sur sa situation; il est bien clair qu'il n'était pas en état de sauver et de régénérer le monde romain.

1 Nov. 46, rendue par l'empereur d'Orient, Léon le philosophe, vers la fin du 1x siècle,

Cependant il ne faut pas le croire aussi faible, aussi nul qu'on le suppose communément. Il était assez nombreux, surtout dans le midi de la Gaule, soit par suite du développement de l'activité industrielle pendant les trois premiers siècles, soit par la retraite, dans les villes, d'une partie de la population des campagnes fuyant les dévastations des Barbares. D'ailleurs, plus le désordre augmentait, plus l'influence populaire tendait aussi à croître. Dans les temps réguliers, quand l'administration, ses fonctionnaires et ses troupes étaient là, quand la curie n'était pas ruinée et impuissante, le peuple demeurait dans son état ordinaire d'inaction et de dépendance. Mais quand tous les maîtres de la société furent déchus, quand la dissolution fut générale, le peuple devint quelque chose; il prit du moins un certain degré d'activité et d'importance locale.

Je n'ai rien à dire des esclaves; ils n'étaient rien pour eux-mêmes; comment auraient-ils pu quelque chose pour la société ? C'était d'ailleurs sur les colons que portaient surtout les désastres des invasions; c'étaient les colons que les Barbares pillaient, chassaient, emmenaient captifs, pêle-mêle avec leurs bestiaux. Je dois cependant vous faire remarquer que, sous le régime impérial, la condition des esclaves s'était adoucie. La législation en fait foi.

Essayons, Messieurs, de rapprocher tous ces traits épars de la société civile gauloise au v° siècle, et de nous la représenter dans son ensemble avec quelque vérité.

Son gouvernement était monarchique, despo

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tique même; et toutes les institutions, tous les pouvoirs monarchiques tombaient, abandonnaient cuxmêmes leur poste. Son organisation intérieure semblait aristocratique; mais c'était une aristocratie sans force, sans consistance, incapable de jouer un rôle public. Un élément démocratique, des municipalités, une bourgeoisie libre, y paraissaient encore; mais la démocratie y est aussi énervée, aussi impuissante que l'aristocratie et la monarchie. La société tout entière se dissout et se meurt.

Ici se révèle, Messieurs, le vice radical de la société romaine, de toute société où l'esclavage subsiste sur une grande échelle, où quelques maîtres règnent sur des troupeaux de peuples. En tous pays, en tous temps, quel que soit même le régime politique, au bout d'un intervalle plus ou moins long, par le seul effet de la jouissance du pouvoir, de la richesse, du développement intellectuel, de tous les avantages sociaux, les classes supérieures s'usent, s'énervent; elles ont besoin d'être sans cesse excitées par l'émulation, renouvelées par l'immigration des classes qui vivent et travaillent au-dessous d'elles. Voyez ce qui s'est passé dans l'Europe moderne. Il y a eu une prodigieuse variété de conditions sociales, des degrés infinis dans la richesse, la liberté, les lumières, l'influence, la civilisation. Et, sur tous les degrés de cette longue échelle, un mouvement ascendant a constamment poussé chaque classe, et toutes les classes les unes par les autres, vers un plus grand développement; et aucune n'a pu y demeurer étrangère. De là la fécondité,

l'immortalité pour ainsi dire de la civilisation moderne, sans cesse recrutée et rajeunie.

Rien de semblable n'existait dans la société romaine; les hommes y étaient divisés en deux grandes classes, séparées par un intervalle immense; point de variété, point de mouvement ascendant, point de démocratie véritable: c'était, en quelque sorte, une société d'officiers, qui ne savait où se recruter, et ne se recrutait point en effet. Il y eut bien, du Ier au ш siècle, comme je l'ai dit tout-à-l'heure, un mouvement de progrès dans le menu peuple; il gagna en liberté, en nombre, en activité. Mais ce mouvement fut beaucoup trop lent, beaucoup trop peu étendu, pour que le peuple pût arriver à temps, et en renouvelant les classes supérieures, les sauver de leur propre décadence.

A côté d'elles s'était formée une autre société, plus jeune, plus énergique, plus féconde, la société ecclésiastique. Ce fut à celle-là que se rallia le peuple. Aucun lien puissant ne l'unissait aux sénateurs, ni peut-être aux curiales; il se groupa autour des prêtres et des évêques. Étrangère à la société civile payenne, dont les maîtres ne lui avaient point fait sa place, la masse de la population entra avec ardeur dans la société chrétienne, dont les chefs lui tendaient les bras. L'aristocratie sénatoriale et curiale n'était qu'un fantôme : le clergé devint l'aristocratie réelle; il n'y avait point de peuple romain ; il y eut un peuple chrétien. C'est de celui-là que nous nous occuperons dans notre prochaine réunion.

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