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la confusion des choses et des esprits, que la plupart des faits nous ont été transmis pêle-mêle et sans date; à plus forte raison les faits généraux, ceux qui se rapportent aux institutions, aux relations des différentes classes, à l'état social en un mot, et qui, par leur nature, sont les moins-apparents, les moins précis. Ils sont omis ou étrangement brouillés dans les monuments contemporains; il faut, à chaque pas, en deviner et en rétablir la chronologie. Heureusement, l'exactitude de cette chronologie importe moins à l'époque qui nous occupe qu'à toute autre. Sans doute, du vi au vir siècle, l'état de la Gaule a changé; les rapports des hommes, les institutions, les mœurs ont été modifiés; moins cependant qu'on ne pourrait être tenté de le croire. Le chaos était extrême, et le chaos est essentiellement stationnaire. Quand toutes choses sont à ce point désordonnées, confondues, il faut beaucoup de temps pour qu'elles se démêlent, se redressent, pour que chacun des éléments de la société revienne à sa place, rentre dans sa route, se remette en quelque sorte sous la direction et l'impulsion du principe spécial qui doit présider à son développement. Après l'établissement des Barbares sur le sol romain, les événements et les hommes ont tourné longtemps dans le même cercle, en proie à un mouvement plus violent que progressif. Du vi au VIII° siècle, l'état de la Gaule a donc moins changé, et la rigoureuse chronologie des faits généraux a moins d'importance que la longueur de l'intervalle ne le ferait pré

sumer. Tâchons cependant de déterminer, dans certaines limites, l'époque dont nous avons à tracer le tableau.

Les trois peuples germaniques qui ont occupé la Gaule sont les Bourguignons, les Visigoths et les Francs. Beaucoup d'autres peuples, beaucoup de bandes particulières, des Vandales, des Alains, des Suèves, des Saxons, etc., se promenèrent sur son territoire; mais les uns ne firent que le traverser, les autres y furent promptement absorbés, et ces petites incursions partieiles sont sans importance historique. Les Bourguignons, les Visigoths et les Francs méritent seuls d'ètre comptés parmi nos ancêtres. Les Bourguignons s'établirent définitivement en Gaule, de l'an 406 à l'an 413; ils occupaient les pays situés entre le Jura, la Saône et la Durance; Lyon était le centre de leur domination. Les Visigoths, de l'an 412 à l'an 450, se répandirent dans les provinces comprises entre le Rhône, et même sur la rive gauche du Rhône, au sud de la Durance, la Loire et les Pyrénées; leur roi résidait à Toulouse. Les Francs, de l'an 481 à l'an 500, s'avancèrent dans le nord de la Gaule, et s'établirent entre le Rhin, l'Escaut et la Loire, non compris la Bretagne et la portion occidentale de la Normandie; Clovis eut pour capitales Soissons et Paris. Ainsi, à la fin du ve siècle, l'occupation définitive du territoire gaulois par les trois grands peuples germains était accomplie.

L'état de la Gaule ne fut pas exactement le même dans ses diverses parties, et sous la domination de

ces trois peuples. Il y avait entre eux des différences notables. Les Francs étaient beaucoup plus étrangers, plus Germains, plus barbares que les Bourguignons et les Goths. Avant d'entrer en Gaule, ces derniers avaient d'anciennes relations avec les Romains; ils avaient vécu dans l'Empire d'Orient, en Italie; ils s'étaient familiarisés avec les mœurs et la population romaines. On en peut dire presque autant des Bourguignons. De plus, les deux peuples étaient chrétiens depuis assez longtemps. Les Francs au contraire arrivaient de Germanie, encore païens et ennemis. Les portions de la Gaule qu'ils occupèrent se ressentirent de cette différence; elle est décrite avec vérité et vivacité dans la vie des Lettres sur l'histoire de France, de M. Augustin Thierry 1. Je suis porté cependant à la croire moins importante qu'on ne le suppose en général. Si je ne m'abuse, les provinces romaines différaient plus entre elles que les peuples qui les avaient conquises. Vous avez déjà vu combien la Gaule méridionale était plus civilisée que le nord, plus couverte de population, de villes, de monuments, de routes. Les Visigoths fussent-ils arrivés aussi barbares que les Francs, leur barbarie eût été, dans la Narbonnaise et l'Aquitaine, bien moins apparente, bien moins puissante; la civilisation romaine les eût bien plus tôt absorbés et changés. Ce fut là, je crois, ce qui arriva ; et la diversité des effets qui accompagnèrent les trois conquêtes provint de la différence des vaincus plus que de celle des vainqueurs.

1 Deuxième édit., p. 81–114.

Cette différence, d'ailleurs, sensible tant qu'on se borne à considérer les choses d'une vue très-générale, s'efface ou du moins devient très-difficile à saisir quand on pénètre plus avant dans l'étude de la société. On peut dire que les Francs étaient plus barbares que les Visigoths; mais cela dit, il faut s'arrêter. En quoi différaient positivement, chez les deux peuples, les institutions, les idées, les relations des classes? aucun document précis ne nous l'apprend.

Enfin, la différence d'état des provinces gauloises, celle du moins qui venait du fait de leurs maîtres, ne tarda pas à disparaître ou à s'atténuer beaucoup. Vers l'an 534, le pays des Bourguignons tomba sous le joug des Francs; de l'an 507 à 542, celui des Visigoths subit à peu près le même sort. Au milieu du vi siècle, la race franque s'était répandue et dominait dans toute la Gaule. Les Visigoths conservaient encore une partie du Languedoc, et disputaient quelques villes au pied des Pyrénées; mais, à vrai dire, sauf la Bretagne, toute la Gaule était, sinon gouvernée, du moins envahie par les Francs.

C'est à cette époque que je voudrais vous la faire connaître ; c'est l'état de la Gaule vers la dernière moitié du vi° siècle, et surtout de la Gaule franque, que j'essaierai de décrire. Toute tentative d'assigner à cette description une date plus précise me paraît vaine et féconde en erreurs. Il y avait sans doute encore à cette époque beaucoup de variété dans l'état des provinces gauloises; mais je

n'en puis tenir compte; je me borne à vous en avertir.

On se fait en général, Messieurs, une idée trèsfausse, à mon avis, de l'invasion des Barbares, de l'étendue et de la rapidité de ses effets. Vous avez sûrement rencontré souvent à ce sujet, dans vos lectures, les mots inondation, tremblement de terre, incendie. Ce sont les termes dont on se sert pour caractériser ce bouleversement. Je les crois trompeurs; ils ne représentent nullement la manière dont l'invasion s'est opérée, ni ses résultats immédiats. L'exagération est naturelle au langage humain: les mots expriment l'impression que l'homme reçoit des faits, bien plutôt que les faits mêmes; c'est après avoir passé par l'esprit de l'homme, et selon l'impression qu'ils y ont produite, que les faits sont décrits et nommés. Or, l'impression n'est jamais l'image fidèle et complète du fait. D'abord elle est individuelle, et le fait ne l'est point les grands événements, l'invasion d'un peuple étranger, par exemple, sont racontés par les hommes qui en ont été personnellement atteints, victimes, acteurs ou spectateurs; et ils les racontent comme ils les ont vus, ils les caractérisent d'après ce qu'ils en ont connu ou subi: celui qui a vu sa maison ou son village brûlés appellera peut-être l'invasion un incendie; dans la pensée de tel autre, elle aura revètu la forme d'une inondation, d'un tremblement de terre. Ces images sont vraies, mais d'une vérité, si je puis ainsi parler, pleine de prévention et d'égoïsme; elles reproduisent l'impression de quelques

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