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DE

LA MORALE

Considérée comme un élément indispensable du bien-être de la société.

Science sans conscience n'est que ruine de l'âme.

RABELAIS.

I

Notre but, en traçant ces lignes, est de démontrer que, pour atteindre au bien-être, le développement des facultés morales de l'homme ne lui est pas moins indispensable que la culture de son intelligence, ou, en d'autres termes, que l'absence ou l'incomplet développement de ces facultés, chez la société, lui cause un mal non moins considérable, un retard non moins grand dans les progrès de la civilisation, que le manque d'intelligence ou la culture incomplète des facultés intellectuelles.

Nous nous proposons donc d'exposer, dans les pages qui vont suivre: 1° quels sont les maux engendrés, dans la société, par le manque ou le défaut partiel de culture morale chez ses membres; 2° quel serait pour elle le degré de bien-être matériel compatible avec un état plus avancé de cette culture morale; 3° comment le développement moral de la plupart des êtres humains demeure

nul ou incomplet aujourd'hui; 4° comment il serait possible de l'améliorer et de le compléter.

Avant d'aborder cette tâche, et afin d'éviter tout malentendu, nous devons définir ici ce que nous entendons par facultés morales. Nous désignons sous ce nom, tout ce qui porte l'homme, non-seulement à respecter la liberté et la propriété d'autrui, mais encore à user de son courage moral et physique, de son énergie, de son activité, de sa prévoyance, de sa prudence, de sa patience, pour repousser ou écarter toute agression ou toute atteinte à ses propres droits, pour prévenir ou réprimer toute injustice commise envers autrui, comme pouvant menacer aussi ses propres intérêts; enfin, à accroître son bien-être et sa liberté.

Est-il opportun, nous dira-t-on peut-être, de s'élever aujourd'hui seulement contre l'incomplet développement des facultés morales de l'homme, quand il est avéré que ce développement marche de pair avec celui de l'intelligence, et que l'humanité, prise dans son ensemble, vaut mieux actuellement qu'autrefois?

Oui! répondrons-nous, il est opportun de signaler à la société, l'incomplet développement de ses facultés morales et les maux innombrables qui en résultent pour elle, car ces maux ne semblent pas près de décroître, et quoique l'on puisse affirmer, avec raison, que, depuis l'antiquité et le moyen âge, les mœurs se sont considérablement adoucies, il faut convenir cependant que le progrès n'est pas absolu, en ce que bien souvent la violence a été remplacée par la ruse; les massacres et les exterminations en masse, les incendies, le viol, le pillage et le sac des villes, le ravage des campagnes, la réduction en esclavage des vaincus, ont été remplacés par l'empoisonnement partiel des populations au moyen de denrées frelatées, par la spoliation des fortunes au moyen de menées frauduleuses, par l'asservissement du pauvre au riche, de l'ignorant à l'intelligent, au moyen de mesures légales ayant pour sanction la force publique dont disposent ces riches et ces

intelligents. Il n'y a nul mérite à être vertueux, quand la vertu, toute passive, ne consiste que dans l'impuissance à faire le mal. Les anciens n'avaient que la force, dont ils pouvaient user pour faire le bien comme pour commettre le mal, et ils en ont très-souvent abusé : ils ne pouvaient avoir recours à la ruse que dans une assez faible mesure, car ils n'étaient pas encore assez intelligents pour cela, et l'abus de la force leur paraissait plus simple et plus facile.

Aujourd'hui, il n'en est plus de même; pour faire agir la force, il faut mettre de grandes masses en mouvement, ce qui n'est pas aisé, et l'association donne maintenant aux faibles le moyen de résister aux forts. Ceux-ci doivent donc avoir recours à la ruse pour maintenir leur domination ou pour continuer leur spoliation sur la multitude ignorante.

De même qu'il n'y a aucun mérite, chez l'être faible, à s'abstenir d'actes de violence, de même on ne peut qualifier de vertu ou de force morale, l'abstention du meunier de village, à mêler à sa farine des substances qui en augmentent le volume, quand il ne sait ce qu'il peut employer pour cela, ni l'abstention du brasseur ignorant qui ne connaît pas les drogues amères, mais plus ou moins vénéneuses, à l'aide desquelles on économise le houblon dans la bière. Les mœurs simples et austères de nos ancêtres, nous paraissent avoir été souvent des vertus passives. de ce genre. Aujourd'hui que plus de liberté politique impose au citoyen plus de devoirs civiques, il a besoin de plus de courage moral, de droiture et d'abnégation que quand il faisait partie d'un troupeau irresponsable qu'un maître dirigeait à son gré, et cependant, on peut se demander si la jeunesse actuelle reçoit une éducation morale propre à lui faire comprendre la nature et l'étendue des devoirs du citoyen, et à lui faire prendre l'habitude de les accomplir?

Aujourd'hui que les sciences ont fait d'immenses progrès et que leur enseignement a été simplifié de manière

à les rendre accessibles à un très-grand nombre de personnes, le pouvoir d'agir, c'est-à-dire de faire également le bien et le mal, s'est étendu dans la même proportion, et pour que ce pouvoir fût constamment dirigé vers le bien, ou tout au moins vers l'abstention du mal, il faudrait qu'il fût soumis à une puissance rectrice, au moins égale, émanant des facultés morales de l'homme, ou, en d'autres termes, celles-ci devraient grandir et se fortifier en lui, au moins dans la mesure du développement de ses facultés intellectuelles. Or, nous ne voyons pas que, dans les sociétés modernes, l'enseignement moral ait fait, à beaucoup près, les mêmes progrès que l'enseignement intellectuel, tandis qu'il aurait dû dépasser celui-ci.

Enfin, depuis la découverte de l'imprimerie et des arts qui s'y rattachent, depuis la liberté accordée au travail, un droit nouveau a surgi: celui de la propriété intellectuelle. Or, non-seulement la législation relative à ce droit est loin d'être fixée, puisqu'il est même encore contesté en principe par quelques-uns, mais les masses, et même la partie éclairée de la société, est bien loin encore d'avoir acquis l'habitude de respecter ce droit à l'égal des autres, de telle manière, par exemple, qu'un homme qui se ferait scrupule d'avancer les bornes de son champ sur celui de son voisin, ou de cueillir un fruit sur l'arbre d'un autre, ne se gênerait nullement pour s'emparer d'une idée, d'une forme, d'un procédé, d'une invention quelconque, appartenant à autrui, soit qu'en cela il ne crût pas mal faire, soit que la notion du mal qu'il fait ne se présentât que d'une manière confuse à sa conscience. Ici encore, le développement moral n'est donc pas à la hauteur des exigences de la société moderne, non parce qu'il a dégénéré, mais parce qu'il a cessé de progresser avec elle.

Il nous semble résulter de ce qui précède que pour rétablir l'équilibre rompu entre le pouvoir de faire le mal et la volonté de s'en abstenir ou de faire le bien, il faut que l'éducation morale du genre humain reçoive de notables perfectionnements.

Cette imperfection de l'enseignement moral à notre époque, que nous venons de signaler, n'a rien qui doive surprendre, quand on songe que, presque partout encore, cet enseignement est confié à des corporations religieuses privilégiées, qui s'en arrogent le monopole exclusif, en écartant ainsi toute concurrence et partant toute émulation, ce qui tend à rendre stationnaire, sinon à faire rétrograder et la science et les méthodes propres à l'enseigner. Un autre inconvénient de cet enseignement, c'est que la morale y a pour unique fondement la religion elle-même, et pour unique sanction la croyance en une récompense éternelle pour le juste, en une punition sans fin pour le pécheur. En même temps, la morale est indissolublement liée au dogme et aux pratiques religieuses qu'il prescrit, de telle sorte que la non observance du maigre le vendredi, du repos le dimanche, du jeûne pendant le carême, etc., sont considérés comme des infractions aussi blâmebles, au moins, des devoirs moraux de l'homme, que le mensonge, la fraude ou le vol.

De là résulte cette conséquence grave et dont l'influence est si funeste sur les mœurs, que le seul doute en la réalité des fondements de la religion prive la morale de toute base, que la négation des récompenses et des peines éternelles lui ôte toute sanction, et enfin, que celui dont la raison refuse d'admettre que de manger de la viande un vendredi, ne pas jeûner en carême, travailler le dimanche, ne pas faire cinq ablutions par jour, etc., sont autant de manquements graves aux devoirs de l'homme religieux, est bien près d'admettre aussi qu'il n'y a aucun mal à mentir, à tromper, à voler, etc., s'il a commencé, si on l'a habitué d'abord à considérer ces deux genres d'infractions à la loi divine comme étant de même nature. Or, est-il beaucoup d'esprits, si fortement trempés ou si bien endoctrinés qu'ils paraissent être, qui soient complétement à l'abri de toute défaillance de ce genre?

Il est cependant très-loin de notre pensée de jeter un blâme absolu sur l'enseignement de la morale fondé sur

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