Images de page
PDF
ePub

La veille du déluge, ou une intrigue de cour sous Louis XV, par Erasme Delumone. In-18 de 306 pages. Liége, Desoer.

Il n'y a pas bien longtemps que pour obtenir quelque succès dans la comédie, il fallait absolument placer la scène au temps de Louis XV, habiller ses acteurs de culottes courtes, ses actrices de paniers, et les couvrir les uns et les autres de poudre, de fard, de mouches, en leur prêtant un marivaudage quelconque. Les romanciers ont suivi ce même entraînement, et la littérature a été envahie d'œuvres Louis XV ou régence. La mode en a un peu passé aujourd'hui, mais les ressources que présente cette époque sont loin d'être épuisées, et pour les hommes de talent et de goût, le xvIIe siècle peut encore être mis utilement à profit. Que de grâce et d'entrain au milieu de cette constante immoralité! que d'esprit au milieu de cette corruption! On sent dans cette décomposition du vieux monde les palpitations du monde naissant, et, pour qui sait discerner et choisir, il y a là, certes, de précieux éléments d'intérêt.

M. Érasme Delumone (pseudonyme anagrammatique d'un nom nouveau dans les lettres belges) a tiré le meilleur parti de cette époque agitée, tourmentée, fiévreuse, où les bons sentiments luttent avec les pires, les plus sérieuses pensées avec les plus frivoles, tous les dévouements avec tous les égoïsines. Il s'est inspiré de ce qu'il y a rencontré de plus spirituel, de plus piquant, parfois de plus profond; il a pris pour point de départ et pour base de son œuvre une de ces créations originales destinées à vivre toujours, un de ces types qui font souche dans toute littérature et qui semblent éclos spontanément dans un cerveau de philosophe et d'artiste : le Neveu de Rameau de Diderot.

Nous sommes à la veille de la mort de Mme de Pompadour; les intrigues se croisent et s'enchevêtrent; la reine Marie Leczinska a son parti représenté par Mule Quinault et le capitaine Saint-Lambert; d'autres avec le comte du Barry songent à une << fille précieuse » qui remplacerait avec avantage l'ancienne favorite, laquelle cependant dissimule sa maladie et n'ambitionne rien de moins que le trône de France; Grimm et Mme d'Épinay, le duc de Choiseul, soutiennent Mme de Pompadour et sont sur le point de la faire réussir, lorsque Narcisse

Rameau se jette ou plutôt est lancé à la traverse de ces projets scandaleux. Narcisse est le premier mari, encore aimant, encore aimé, de Mme de Pompadour, et son apparition, ménagée avec grand appareil, détermine la mort de la royale courtisane.

Telle est la trame, artistement ourdie, de cette petite composition pleine de verve et d'esprit, abondante en mots heureux, en souvenirs habilement amenés, rapide et entraînante à la lecture, fort bien écrite du reste, sans recherche et sans prétention. Peut-être voudrait-on les caractères tracés avec plus de soin et certains détails plus développés. C'est qu'il y a dans ce sujet la matière d'un roman de longue haleine que l'auteur s'est borné à esquisser. Cette sobriété mérite des félicitations chez un auteur que nous croyons jeune encore si l'amour de la phrase est le plus grand écueil de la littérature française moderne, c'est surtout pour les jeunes écrivains qu'il est à redouter.

E. V. B

Entre Liège et Maestricht. Promenades dans les environs de Visé, par L. Caumartin. Seconde édition. In-12 de 206 pages. Liége, F. Renard.

Voici un livre charmant, bien écrit, original dans la forme et dans la pensée, une causerie spirituelle et sensée, relevée par une érudition de bon aloi, par des connaissances spéciales en histoire naturelle, en géologie et en minéralogie; on y trouve l'intérêt d'un récit de voyage et l'émotion vraie que provoque tout sentiment sincère, puis une foule de réflexions judicieuses, d'aperçus ingénieux sur la science et sur l'histoire, lat sagacité d'un homme qui a beaucoup lu, qui possède ses auteurs anciens, qui est au courant de la littérature contemporaine, et qui a surtout observé la nature.

Et tout cela est l'œuvre d'un douanier, que les devoirs de sa profession avaient obligé à une résidence de quelques années à l'extrême frontière nord de la province de Liége, aux environs de Visé. Au risque de passer pour un littérateur, ce qui est mal vu dans certaines régions de la société, et pouvait nuire à «< son avancement, » M. Caumartin a cédé aux conseils de ses amis il a publié son livre, et il n'aura pas sans doute à regretter son audace. Si les préjugés antilittéraires de nos

compatriotes ne cèdent pas devant un aussi brillant succès, l'auteur trouvera dans l'estime et la sympathie du public intelligent une ample compensation aux clameurs de la bêtise humaine.

Toute la partie du bassin de la Meuse comprise entre Liége et Maestricht, méritait une exploration faite avec une semblable sollicitude. Les dissertations et les théories ne se font que trop à priori, dans le silence du cabinet, ou sur un examen fugitif et superficiel. Bien des souvenirs historiques se rattachent à ces localités, et le lieu de la scène, observé attentivement, minutieusement, fournit par lui-même des éléments de conviction, des témoignages irrécusables. Les traditions consultées, interprétées, mises en rapport avec les paroles des auteurs anciens, avec le récit des chroniques, sont aussi d'un haut prix. M. Caumartin semble avoir accompli ce long travail comme en se jouant, et ce n'est pas un léger mérite, en dehors des autres, que d'avoir rendu de pareilles recherches intéressantes, d'en avoir fait une lecture pleine d'attraits.

Nous avons remarqué surtout les études concernant le lieu de la défaite de Sabinus et Cotta et le fameux problème de l'emplacement d'Atuatica, qui terminent l'ouvrage et en forment pour ainsi dire le couronnement historique. M. Caumartin regarde tout le pays compris entre Liége, Verviers, Eupen, Aix, Fauquemont et Maestricht comme la partie la plus peuplée et la plus fréquentée de l'ancienne Éburonie, et il développe ses idées à cet égard avec une science, une observation et une érudition qui méritent désormais une attention sérieuse. Il y a dans ce dernier chapitre des déductions qui serviront sans doute à résoudre plusieurs problèmes historiques.

Le chapitre X, consacré à la montagne Saint-Pierre a un autre genre d'intérêt qui donne une valeur spéciale à ce petit livre. On ne s'est plus assez occupé chez nous de ces admirables richesses géologiques, depuis qu'une frontière arbitraire est venue nous les ravir politiquement. Enfin le chapitre VII, intitulé Causeries sur les bords de la Berwinne, est un morceau digne de Topffer. Nous ne disons rien de trop, et le public qui lira l'ouvrage sera tout à fait de notre avis. A part certains belgicismes, qu'un bon correcteur eût pu faire aisément dispa

raître, c'est là de l'excellent style français, et nous saluons en M. Caumartin un de nos bons écrivains.

E. V. B.

Jeanne d'Arc, drame en cinq actes et en vers, par M. Constant Materne. In-3° de XVIII et 107 pages. Bruxelles, Decq.

C'est une tâche fort délicate que celle de rendre compte d'une œuvre posthume, alors que les amis du défunt ont voulu, par la publication de cette œuvre, remplir un pieux et tendre devoir. La critique serait mal venue à prendre, en pareil cas, son rôle au sérieux, et un sentiment de convenance austère lui impose non-seulement la retenue, mais la bienveillance. Ensevelir les morts est l'un des sept actes corporels de miséricorde : c'est aussi, selon nous, un acte moral.

Il nous serait d'autant plus malaisé de porter un jugement approfondi sur la Jeanne d'Arc de Constant Materne, que la pièce, lue pendant plusieurs années dans des cercles plus ou moins intimes, avait eu déjà cette demi-publicité en général favorable à un ouvrage quelconque. En nous prononçant avec rigueur nous froisserions sans nul doute des opinions arrêtées ou convenues dans ces foyers de contagieuse sympathie, nous éveillerions des susceptibilités qui sont désormais respectables. D'autre part, en nous restreignant aux banalités, nous ne satisferions ni les amis du poëte ni le public.

Il ne faudrait point cependant que l'on exagérât la portée de ces précautions oratoires : nous ne considérons pas la tragédie comme dénuée de qualités véritables. Constant Materne s'est inspiré avec intelligence du chef-d'œuvre de Schiller et en a reproduit les principales beautés; là où il s'est écarté de la donnée un peu téméraire du poëte allemand, il a eu le bon goût de se rapprocher de l'histoire. Quelques heureuses imitatations du théâtre classique français révèlent aussi un esprit nourri de bonne littérature. Enfin, la versification est aisée, la diction ordinairement pure, et si l'inexpérience du théâtre se fait sentir assez souvent, les passages marquants ne manquent point d'une certaine chaleur.

R. T.

E. V. B.

23

Gretry, drama in vier tydvakker, door Sleeckx.

Voici ce que nous lisons relativement à ce drame couronné dans le rapport adressé à M. le ministre de l'intérieur sur le concours triennal dramatique en langue flamande :

« Enfin nous arrivons à l'ouvrage intitulé : Grétry, drame en quatre époques, par Sleeckx. L'auteur a dramatisé avec beaucoup d'art la vie du musicien belge, et il semble s'être donné pour but de poétiser les illusions et les désillusions de l'artiste ; c'est ce qu'il a fait de prédilection et avec sentiment. Les principales circonstances de la vie du célèbre Liégeois sont esquissées avec une fidélité historique, et ce n'était pas chose facile que de relier les époques entre elles de façon à en faire un ensemble harmonieux, qui d'un bout à l'autre inspire un vif intérêt. Le protecteur de Grétry, Kreutz, joue un rôle très-intéressant dans la pièce et captive l'attention des spectateurs par ses finesses diplomatiques, etc. »

Nous n'avons pas lu la pièce de M. Sleeckx, mais, ce qui est mieux, nous avons eu la satisfaction de la voir représenter, deux fois, par l'excellente troupe de M. Vandesande. Ce drame a bien réellement toutes les qualités dont parle le rapport précité; mais, suivant nous, l'intrigue y fait un peu défaut et par suite les quatre époques de la pièce nous semblent constituer quatre drames différents, dans lesquels Grétry lutte tantôt contre les besoins matériels de la vie, tantôt contre les déceptions de son cœur d'artiste.

Le protecteur de Grétry, l'ambassadeur de Kreutz, est un peu le << Deus ex machina » de la pièce.

Il est très-vrai que M. Sleeckx a, pour ainsi dire, photographié la vie de Grétry et que le rôle de de Kreutz est d'une exactitude historique complète; mais nous pensons aussi que pour le théâtre la fiction doit quelquefois suppléer ce qui manque à la réalité historique. Elle doit élargir l'action des personnages, afin de bien nourrir l'intrigue, de consolider l'agencement de la pièce et de captiver, sans interruption, l'attention du spectateur. La protection seule de de Kreutz ne lie pas assez les quatre tableaux de la vie de Grétry. Ces quatre tableaux sont charmants chacun pris séparément, mais leur succession

« PrécédentContinuer »