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d'autre part une foule d'assertions controuvées ou incomplètes. Aussi les notes abondent-elles dans cette intéressante publication, et lui donnent une valeur considérable. La lecture en est, de cette façon, à la portée de tous, et ce n'est pas l'érudit seul qui y trouve du charme. Enfin les lacunes qu'un vandalisme perfide avait opérées dans le manuscrit, ont été comblées en partie par la découverte d'un manuscrit analogue, déposé aux Archives du royaume, et dont l'éditeur nous a donné de nombreux fragments.

C'est dans de pareils mémoires, écrits par des contemporains, par des témoins oculaires, qu'il faut étudier la misérable histoire de ces temps funestes à la patrie, à la liberté, à l'humanité. Et que les cyniques apologistes de Philippe II et du duc d'Albe, répondent à ces récits trahissant leur sincérité par des détails d'un saisissant réalisme! Nous voudrions pouvoir citer quelques-uns de ces passages. En voici tout d'abord un qui est à lui seul tout un drame (t. I, p. 59) :

Suyvant laquelle deffaicte, lesdicts seigneurs enfans de Batenbourg, Dandelo et aultres, en nombre de dix huict, ayant entendu leur sentence de mort, se misrent en prière, eulx préparans pour rendre leurs âmes à Dieu. Que lors ceux estans de la garde à ladicte porte de Caudeberghe et des prisons illecq, vindrent cercher iceulx povres patientz, leur boutans leurs mesches ardantes contre leurs corps estans en chemises; et quant les povres patientz se mouvoient, iceulx soldatz Espaignolz disoient en leur langaige : que luteranos esto voz, haze mal presto avez de quemar vivo, c'est-à-dire, coment lutériens ce vous faict il mal d'estre bruslé vyf bien tost? Et furent amenez ainsy lesdicts patientz misérablement tourmentez depuis lesdictes prisons de Caudeberghe jusques au marché à cheval dudict Bruxelles, allant ledict prévost Spelle avecq les siens devant, assisté d'environ cinquante soldatz harquebousiers à chasque costé desdicts patientz qui alloient chantans, mais pour le son de plusieurs tambourins devant et derrière d'iceux patientz, l'on ne povoit entendre leur dict chant. Et estans parvenuz au logis dudict prévost lors sur le marché à cheval, furent menez l'ung aprez l'aultre sur ung eschaffault illecq dressé au mitan d'icelluy marché, où ilz furent tous exécutez par l'espée au continuel son des dicts tambourins pour n'entendre leurs dicts chantz et prières, esquelles ilz persévéroient jusques à la mort. Si furent leurs corps portez l'ung sur l'aultre en une hutte de quelque charetier illecq estant près dudict eschaffault, et par aprez enterrez sur le chemin de Scharebeque hors la porte dudict Bruxelles allant audict Scharebeque.

Ce qui a rapport au supplice des comtes d'Egmont et de Hornes, a été arraché du manuscrit, et l'on conçoit, par le fait même, combien cette perte est regrettable. Voici cependant un détail intéressant du procès des illustres martyrs.

.... Ce faict, furent lesdicts seigneurs comtes d'Egmont et de Hornes amenez prisonniers en deux chariotz séparément, dudict chasteau de Gandt audiet lieu de Bruxelles, par la voye de Termonde, avecq garde de 22 enseignes de fanterie et 4 cornettes de chevaulx légiers. Et estans arivez audict Bruxelles, le ive jour de juing dudict an 1568, vers le soir, furent iceulx seigneurs prisonniers mis au lieu du broothuys sur le grand marché dudict Bruxelles, contraire à l'intention desdicts seigneurs d'estre menez en leurs logis et avoir iceulx pour prisons, suyvant les promesses qu'ilz de la garde leur avoient donné à entendre au partement dudict chasteau et en chemin vers ledict Bruxelles, comme madame la comtesse d'Egmont sa compaigne le estoit attendant, en grand dévotion, avecq ses enffans fort contristez et en grand paine, comme se peult considérer. Lesquelz seigneurs comtes furent sentenciez à la mort par ledict duc d'Alve en son conseil des troubles, par où ladicte bonne dame princesse de Gavre et comtesse d'Egmont fust frustrée de l'atente qu'elle avoit de veoir ledict seigneur comte son mary et d'avoir quelque confort avecq sesdicts nobles enffans, que non, ains se povoit augmenter sa paine et tristesse de ne avoir eu le crédit de le veoir audict broothuys, ne de luy faire appareiller son lict, que ne fut accepté, ny moingz quelque peu à souper que ladicte noble dame lui avoit faict aporter audict broothuys le mesme soir de sondict arivement. Aucuns murmuroient entre le peuple, disantz qu'iceulx seigneurs n'avoient estez oyz en leurs deffences et justification, comme de droict à telz nobles chevaliers de l'ordre appertenoit, et que ce procédoit d'une haine vindicte dudict due d'Alve, ensamble dudict cardinal.

Les mémoires ont précisément cela de curieux, de piquant, d'émouvant parfois et d'attachant toujours, qu'on y rencontre des détails dédaignés ou laissés sans emploi par l'histoire. Le manuscrit anonyme en fourmille, sans que des réflexions surabondantes en amoindrissent le charme, sans que des phrases ronflantes aient la prétention de les faire valoir.

Cet ouvrage toutefois n'a rien de personnel : l'auteur raconte sans jamais se mettre en scène, sans jamais intervenir dans les récits. Tels ne sont pas les Mémoires de Jacques de Wesenbeke, publiés par M. C. Rahlenbeck. Ici il s'agit non-seulement de mémoires personnels, mais de défense et de justification, et

'introduction du commentateur y ajoute une véritable réhabilitation.

<< Marnix s'est relevé le premier, » dit M. Rahlenbeek, << Wesenbeke le suit, et bien d'autres attendent leur tour.

» Quand on les connaîtra mieux, on sera bien forcé d'avouer que ces bannis et ces victimes, dont les tablettes de l'histoire ne conservent qu'une image trompeuse et incertaine, étaient uniquement préoccupés du soin de défendre l'honneur et la prospérité de leur patrie. »

Le volume dont nous parlons comprend d'abord l'opuscule intitulé Défense de Jacques de Wesenbeke jadis conseillier et pensionnaire de la ville d'Anvers contre les indueues et iniques citations contre luy décrétées C'est une apologie personnelle, publiée en janvier 1569, en réponse à l'arrêté du 11 novembre 1568, par lequel le duc d'Albe prétendait convaincre du crime de lèse-majesté divine et humaine, les auteurs et les imprimeurs de certains pamphlets sortant des presses de Dillenbourg et répandant l'éloge de Guillaume de Nassau, du comte de Hornes, d'Antoine de Lalaing-Hochstraeten. A la suite de cette justification vient celle du parti national, du principe même résumé en deux points: l'affranchissement politique et la liberté de conscience. Cette seconde œuvre est intitulée : Description de l'Estat, succès et occurences advenues au Païs-bas au faict de la religion; elle est du mois d'août 1569, et il n'en existe malheureusement que le premier livre, du reste assez long. Le sommaire de ce livre porte : « Narration des affaires y succédées (en l'Estat) a l'endroit la religion, depuis l'an 1500, et signamment depuis que le Roy Philippe le 2, en a esté Prince aussi comment après grandes difficultez la mutacion en la Religion soit illecq l'an 1565, manifestées et finablement tollerée et admise, avec la plus ample déclaration de ce que audit Païs-bas en icelle année est advenu. »>

Le mémoire est des plus intéressants, tant pour les détails historiques qu'il révèle que pour le style pittoresque, dont le commentateur a eu soin de faire ressortir les originalités. Tout ce qui concerne le compromis des nobles y est raconté presque minutieusement, et l'on y rencontre maint fait peu connu, tel que l'appel des nobles aux bourgeois et la participation de ces derniers aux premiers actes de la révolution.

(Voir p. 172 et suiv.) Le brisement des images à Anvers, le brisimage, comme parle Wesenbeke, est également décrit de la façon la plus animée; nous ne pouvons résister au plaisir d'en citer un passage: la scène se passe dans l'église Notre-Dame à Anvers, le soir du 20 août 1566.

La garçonnaille jouoit, crioit, et mettoit en avant plusieurs grandes insolences, entretant croissoit leur nombre, de sorte que ores que ceulx de l'ordinaire custode de l'église vouloient autres fois clore les portes et les faire sortir, toutes fois ne le sceurent achever avecq eulx ne les faire retirer, l'officier (illec appellé le marcgrave) de ce adverty, y est comparu avec ses sargeans et garde, et a admonesté l'ung et l'autre de sortir, ce que aulcuns firent, autres disoient qu'ilz vouloient préalablement ouyr chanter le salué, sur quoy leur fut dit, que pour ce soir l'on ne chanteroit, mais pour ce ne se retirarent, ains dirent quelques ungs à part, qu'ilz le chanteroient doncq eulx mesmes, entonnant par ainsi l'ung en ung coing, tantost ung autre en ung autre costé, ung pseaulme ou chansonnette, dont la voix fut par l'ung et l'autre ensuivie, entretant l'ung garçon poussa du pied quelque pierrette qu'il trouva à terre, l'autre jecta une autre au coing du pavé, le tiers rua une autre contre quelque autel, de sorte que leur petulance croissoit de moment en moment, laquelle s'augmenta merveilleusement, si tost que le dict officier ne saichant faire huyder l'église et ne luy semblant estre assez fort, s'est retiré d'illecq, après avoir clos toutes les portes réservé une, car adonc commençarent à chanter à haulte voix, ce qu'estant ouy de dehors y accoururent incontinent, comme à chose nouvelle et non accoustumée, plusieurs et s'y ammassa de la garçonnaille et canaille de plus en plus, croissant toujours l'insolence et audace, mesmes aussy le nombre et multitude, signamment quand le soir et nuyt approchoit, finallement après que ne officier, ne magistrat, ne garde, ne personne pour s'y opposer ou contradire, plus n'y comparust, ont ilz commencé à enhorter et persuader les ung aux autres pour tirer en bas, tel ou tel idole, et furent les plus irritez, contre ladicte statue aiant deux jours auparavant esté portée par les rues, dont quelques ungs, commençant par là, ont premièrement forcé sa chapelle, jecté en bas et rué ladite image en pièces, ce qu'estant advenu, se sont ilz advancez de courir plus avant avec une merveillable furie et haste, et s'y sont emploiez tant de mains que devant minuit toutes les chapelles d'une si grande église, furent forcées, les autelz brisez, les statues déjectez tout destruit, gasté et rompu.

On voit combien ce style est pittoresque; les expressions originales, parfois toutes belges, y abondent. Flocheté y est

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pour mollesse; garbouilles pour confusion; altérations pour émeutes, troubles; brimber pour mendier; tribouler pour chagriner, tourmenter, etc..

Mais parfois aussi le style s'élève, et l'auteur se montre à la fois historien et philosophe. Les causes de la révolution sont expliquées, fort sensément et fort nettement, par l'amour de l'indépendance et l'attachement aux institutions nationales, innés chez les Belges. Ce que Wesenbeke dit à cet égard s'appliquerait à bien d'autres époques de notre histoire.

S'expliquant d'abord sur « la liberté naturelle, tant enracinée en l'homme qu'il n'estime tant chose au monde, voire ne regrette riens tant (en quel affaire que ce soit) que quand l'on veult ou vient à empescher ou oster sa liberté, » il continue ainsi :

Ce que plus ouvertement s'at commenché à démonstrer aux mesmes Païs, quant l'on y at volu oster aux inhabitans en cest endroict leur anchienne liberté et franchise, dont les mesmes inhabitans de tout temps ont esté non seullement amateurs selon la commune fachon des autres peuples, mais aussi espéciaux et très ardans zélateurs, observateurs et protecteurs, comme l'ont assez manifestement monstré, tant par les grandes guerres et difficultez par eulx à ceste cause soustenuz, que par les grans et beaux Privilèges, prérogatives, exemptions et usaiges, dont se sont pourveuz d'ancienneté par Empereurs, Roys, Princes et Seigneurs, voires aussi de leurs Ducqz, Contes et Seigneurs propres, mesmes que plus est, d'entre eulx mesmes, lesquelles aussi avecq grand travail, soing et despens, tousiours ont taché de maintenir et conserver, dont y a tant d'exemples, et l'expérience l'at manifesté si souvent qu'il ne samble besoing sinon l'alléguer, car l'on a mil et mille fois veu, combien qu'ilz ont prins à cœur, et avecq quelle difficulté se sont opposez, quand l'on a volu contrevenir à la moindre leur liberté, coustume et privilège, et avecq quel coust, diligence et constance, les ont tousiours maintenuz et défenduz.

Les Mémoires de Frédéric Perrenot, sieur de Champagney, mis au jour par M. A.-L.-P. de Robaulx de Soumoy, sont encore d'un autre caractère que tous ceux que nous venons de passer

en revue.

Champagney, né à Barcelone en 1536 et mort à Dôle en 1600, était le plus jeune des cinq fils de Nicolas Perrenot, sieur de Granvelle, dont l'aîné fut le célèbre cardinal. Peut-être

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