Images de page
PDF
ePub

Est-ce bien de notre duc Jean, cela? dit Marie en

rougissant.

- C'est l'Amie du Ménestrel que cela s'appelle, ou, si vous voulez bien, l'amie du prisonnier.

La jeune fille continua

Quand j'eus vu les belles fleurs

Dans le verger,

Quand j'eus entendu la douce harmonie

Des jolies filles,

Mon cœur éprouva tant de joie

Que je dus chanter après elles :

Harba lori fa! harba, harba lori fa, harba lori fa!

Marie s'était levée, et tout en chantant elle était arrivée devant le cachot. Sa timidité s'était un peu atténuée : elle cherchait à se faire illusion sur le sentiment qui l'animait. La pitié toute naturelle pour un être destiné au supplice justifiait aux yeux de la jeune fille ce qu'il y avait de répréhensible dans sa conduite. L'archer et Marie se parlèrent longtemps. Agitée et toute prête déjà à donner sa vie pour le bel archer, la jeune Bruxelloise puisa, dans cet amour qu'elle n'osait encore s'avouer, mille inspirations ingénieuses.

Il s'agissait de trouver une occasion favorable pour se dérober à la surveillance du cipier. Il fallait aussi pouvoir ouvrir les portes des cachots. Stoffel savait que depuis quinze jours un Malinois était venu s'établir à Bruxelles dans l'espoir de pouvoir lui être utile. Il demanda à Marie d'apporter un grand morceau de cire. Lui et ses compagnons prirent les empreintes des serrures. La jeune fille alla trouver le Malinois qui était descendu à l'hôtellerie de l'Ange, et qui partit immédiatement pour Malines; au bout de deux jours, les clefs des cachots étaient faites; il en remit le trousseau à Marie et attendit les événements.

Le jour des Morts de l'année 1432, le geôlier devait se rendre le soir chez son voisin Gielis Fraeybart, le charcu

tier, pour manger des crêpes en les arrosant de bière. Un usage antique veut qu'en Flandre et en Brabant on fasse des crêpes le soir du jour des Morts, afin que la fumée du foyer et de la pâte grésillante chasse de la cheminée les âmes des trépassés qui n'ont pas encore trouvé dans l'autre monde le repos auquel elles aspirent. Ce fut cette soirée que les deux amants choisirent pour tenter l'évasion. Tout s'annonçait fort bien. Une seule pensée troublait leur confiance le cipier Kot et sa femme ne seront pas là, mais qui les remplacera? Ne sera-ce point un gardien plus rigoureux que celui dont ils célèbrent l'absence.

D'autre part un grand combat se livrait dans le cœur de la jeune fille. La veille du jour fixé pour l'évasion, elle revit Stoffel.

[ocr errors]

Demain, dit-elle, nous ne nous verrons plus; quand vous aurez recouvré votre liberté, vous oublierez peutêtre la pauvre Marie.

- Si cela était possible, Dieu me punirait, répliqua l'archer, et c'est en lui seul que j'espère pour sortir de cette affreuse prison. Nous serons peut-être repris, et gardés plus étroitement après cette vaine tentative.

- Ce matin, j'ai fait allumer deux petits cierges à l'église de Saint-Nicolas, pour que Dieu protége votre entreprise, dit la jeune fille.

La voix du cipier la rappela dans la maison.

-Mieken, dit-il, ce soir, nous allons manger des crêpes chez le voisin Gielis Fraeybart; je vous prendrais bien avec moi si mon bon ami Klupper vivait encore; mais cette fois c'est impossible. Voulez-vous rester à la maison? nous serons de retour à huit heures et demie. Vous garderez la prison. J'en ai parlé à mon frère. Nous n'avons presque pas de prisonniers dans ce moment. Depuis quelque temps, il pleut des bannissements on pourra bientôt supprimer les prisons. Il n'y a que les Malinois et Piet Klercx, le voleur d'église. Pour celui-là il ne bougera pas. Je l'ai mis dans le souterrain.

Oh! mon oncle, je ne serai pas bien tranquille dans cette vaste et sombre prison.

Une grande fille comme vous aurait peur de rester seule ici pendant deux heures! Ma femme a fait tout le service de la prison pendant que j'étais malade.

La jeune fille retourna chez maître Keysers toute préoccupée. Vers trois heures, elle dit à sa tante qu'elle ne rentrerait qu'à neuf heures du soir.

Mon beau-frère et sa femme ne sortent jamais, dit Trinette, et ils craignent sans doute que les deux valets de la Steenporte ne profitent de leur absence pour se soûler. Il faut y aller.

Ce ne fut pas sans un serrement de cœur que Marie quitta la maison de la rue au Lait. Ce qui allait se passer lui semblait plein d'épouvante. Arrivéé à la Steenporte, elle courut aux cachots.

-Dieu m'a entendue, dit-elle à son amant, c'est moi qui suis votre gardienne, ce soir.

Alors, s'écria l'archer, nous fuirons ensemble, et nous ne serons plus séparés!

Et mes parents? dit la jeune fille, je les quitterais?
Vous les trahissez bien, ma chère Marie.

Elle n'avait pas pensé à cela. Elle croyait ne faire, dans la simplicité de son cœur, qu'une œuvre de miséricorde. en donnant la liberté à de pauvres prisonniers; mais maintenant elle voyait tout à coup clair dans sa conduite. Elle eut peur et pleura.

Dans des circonstances extrêmes comme celle-là, il n'est point difficile à un homme qui se sait aimé de vaincre les derniers scrupules d'une âme dévouée.

- Je ne puis vous laisser exposée à la colère de mes ennemis, dit Stoffel. Il faut ou m'empêcher de fuir ou m'accompagner.

Marie rentra dans le logis de son oncle; chaque minute qu'elle passait à attendre son départ lui semblait un siècle. Soucieuse, elle ne disait rien et s'était assise dans un coin de la chambre.

[ocr errors]

Je ne sais ce qu'elle a aujourd'hui, dit le cipier, elle est toute triste. Il est vrai que depuis hier on n'entend que ces affreuses cloches des morts.

La grosse cloche de Sainte-Gudule venait de jeter ses notes graves dans l'espace, et les volées de la Chapelle y répondaient.

Il est fâcheux qu'elle ne puisse aller manger des crêpes avec nous; elle les aime tant!

Et se couvrant la tête de sa belle faille de soie noire, Jacomyne Keysers sortit de la Steenporte, en criant à Marie de bien examiner par le guichet ceux qui pourraient venir frapper.

II

Il faisait une nuit claire. Depuis quelque temps déjà deux hommes habillés en ouvriers maçons stationnaient dans la rue de l'Escalier avec une grande échelle. Un peu plus loin, un troisième, portant une lanterne, avait l'œil au guet. Quand celui-ci eut vu s'éloigner le cipier et sa femme, il alla donner trois coups au guichet de la Steenporte. Une jeune fille, le haut du corps enveloppé dans une mante de couleur sombre, vint ouvrir et fit signe que tout était bien.

Le froid était assez vif; personne ne passait dans la rue; on n'entendait que les lugubres sonneries de toutes les églises de la ville. Au bout de quelques instants, un homme de grande taille sortait avec précaution de la prison en donnant la main à la jeune fille à la mante. Neuf hommes sortirent un à un après eux. Tous se mirent à marcher vers l'extrémité septentrionale de la ville.

Ils traversèrent rapidement les rues d'Or et de Cantersteen. Stoffel, tenant Marie à son bras, allait en avant avec l'homme à la lanterne. Quelques rares bourgeois rentraient chez eux et regardaient avec curiosité ces rôdeurs de nuit accompagnés d'une jeune femme et d'une échelle. Après les avoir examinés, ils s'imaginaient comprendre et continuaient leur chemin en riant.

Arrivés à Sainte-Gudule les fugitifs virent venir de loin une lumière, et ils n'osèrent rebrousser chemin pour éviter une rencontre qui pouvait être dangereuse. C'était le guet. Quatre arbalétriers à la solde de la ville, avec un juré du serment, battaient les rues pour veiller à la tranquillité des habitants. Voyant une troupe d'hommes marchant d'un pas rapide, le chef des arbalétriers alla à eux et leur cria halte! Les Malinois s'arrêtèrent.

Où allez-vous la nuit avec une échelle?

- Je vais vous expliquer ça, capitaine, dit avec le plus pur accent bruxellois celui qui tenait la lanterne Nous voulons faire une surprise à la maîtresse d'un de nos amis. Tenez c'est ce petit gros là-bas, ajouta-t-il en montrant un des compagnons de Stoffel.

Le jour et l'heure sont bien mal choisis, dit le juré du serment.

Le Bruxellois poursuivit : - Quand nous serons entrés chez elle, nous ferons des crêpes et, pour les faire passer, nous mettrons en perce un tonnelet de bière forte. Mieken, c'est vous qui ferez la pâte des crêpes.

La jeune fille toute tremblante se serrait contre l'archer malinois. Surmontant son émotion, elle répondit:

[ocr errors]

— Invitez donc ces braves arbalétriers à être de la partie vous savez le proverbe Plus on est de fous...

[ocr errors]

Merci, ma belle enfant, dit le chef des abalétriers; nous avons encore tout le quartier de la cour à parcourir avant de pouvoir rentrer chez nous. Amusez-vous bien.

Nous vous mettrons des crêpes en réserve, cria l'homme à la lanterne.

Les fugitifs arrivèrent sans autre rencontre à la porte de Schaerbeek.

Devant eux une tour imposante se détachait sur l'horizon étoilé. Une lumière brillait aux créneaux, et des clartés vacillantes irradiaient par les meurtrières. L'un des porteurs de l'échelle se détacha du groupe, et avançant à pas de loup, il regarda tout autour de lui.

« PrécédentContinuer »