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III

On était à la fin d'octobre. Le soleil reparaissait après quinze jours de pluie. Il faisait un vrai temps d'été. Les pauvres Malinois trouvaient leur captivité plus dure encore. Stoffel pensait à sa vieille mère qu'il ne devait plus revoir.

C'était un mardi, l'après-midi quelques voisines vinrent tenir compagnie à la femme du cipier. Elles s'assirent dans la cour de la prison. Après avoir tricoté quelque temps, Stiene Smet dit à Jacomyne Keysers :

- Et vos prisonniers, on ne les entend guère. Ils ne se sont pas envolés, n'est-ce pas ?

-Ce n'est pas l'envie qui leur manque, répliqua Jacomyne.

Et les six commères se levèrent machinalement pour aller regarder dans les cachots.

- Je suis toujours très-émue de voir des condamnés, dit l'une d'elles. Je ferais un détour de six rues pour ne point passer par la Grand'Place un jour d'exécution.

Je ne me laisse pas émouvoir pour si peu de chose, dit la femme du cipier. D'ailleurs je suis un peu obligée, par état, d'avoir le cœur dur.

Elles s'arrêtèrent devant le cachot de Stoffel. Stiene Smet, de beaucoup la plus hardie des six commères, interpella le prisonnier.

Eh bien, mon garçon, ce n'est pas gai d'être enfermé par le temps qu'il fait? - Et retournant vers ses compagnes, elle ajouta : C'est un vrai bel homme. Il n'y en a pas beaucoup à Bruxelles comme lui. Si on avait vingt ans, on ferait bien des folies pour un gaillard comme celui-là.

Il n'est pas tout à fait trop tard, dit aigrement Willemyntje Tryapain, Qui sait...? L'amour est de tous les âges.

-Oh! je vous cède la place, Willemyntje, répliqua

immédiatement Stiene Smet, vous êtes libre et très-majeure. Il ne serait pas difficile à l'archer de vous faire. oublier feu maître Tryapain.

- Ce que j'entends là, dit Stoffel en s'approchant des barreaux, est par trop flatteur pour moi. Toutefois, convenez-en, ce serait triste de se marier dans ma position.

L'on entendit heurter à la porte, et Jacomyne, après avoir regardé par le guichet, tira les verrous. C'était Mieken. Après avoir embrassé sa tante, elle courut dans la cour. Son cœur battait bien fort, et son premier regard fut jeté sur les cachots des Malinois.

Ah! Mieken, c'est vous! dirent les commères. Comment se porte votre tante?

Elle ne peut sortir, parce qu'elle a mal aux dents, dit Marie.

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Ce serait plutôt à vous à avoir mal aux dents.

Pourquoi donc?

Mal de dents, mal d'amour! cria en riant Stiene

La jeune fille rougit beaucoup. Stoffel s'était accoudé dans une sorte de contemplation sur le rebord de la fenêtre de son cachot.

Eh bien, Malinois, que dites-vous de la perle de Bruxelles, dit Stiene Smet, en prenant Mieken par la main. Elle vous plairait plus que moi, n'est-il pas vrai?

- J'ai déjà eu le bonheur de la voir, répliqua l'archer. Les six commères du quartier de la Chapelle allèrent reprendre leurs places et se mirent à causer. Jacomyne venait d'acheter de la toile et, tenant à la montrer, elle mena les femmes dans sa chambre. Marie, restée seule, s'entendit appeler doucement :

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Marie, voudriez-vous nous rendre un service?

- Qu'est-ce? dit-elle d'une voix timide.

Ayez la bonté de dire à votre tante qu'elle nous fasse tantôt donner de la bière.

Mieken courut communiquer à sa tante la demande de Stoffel.

Il aura de la bière, le pauvre garçon, dit Jacomyne. Nous sommes amplement payés de tout ce que nous lui donnons, par ce Malinois qui vient de temps en temps s'informer des prisonniers.

La femme du cipier revint bientôt avec deux énormes pots d'étain et des gobelets.

- Voulez-vous leur porter ça, Mieken, vous ferez une œuvre de miséricorde, dit-elle en riant.

La jeune fille traversa la cour et tendit, non sans effort, le lourd pot de bière à l'archer.

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Je l'avais deviné, le premier jour que je vous vis, Marie; vous êtes aussi bonne que jolie... Ne vous en allez pas encore, je vous en supplie. Voilà le premier moment de joie qui m'est donné depuis que je suis prisonnier.

-Vous oubliez vos compagnons, répondit-elle; j'ai de la bière pour eux aussi. Et elle appela l'un après l'autre les Malinois pour leur donner à boire.

-Marie, dit l'archer, lorsqu'elle passa devant son cachot, avez-vous peur de moi? Je ne suis pas un malfaiteur, mais un malheureux. C'est aujourd'hui que je sens tout le malheur de n'être pas libre. Dans quelque temps, il ne sera peut-être plus question de nous. Ce n'est pas pour nous renvoyer à Malines qu'on nous fera sortir de prison. L'archer avait dit ces paroles si tristement que la jeune fille tout émue ne put s'empêcher de lui dire :

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Ne connaissez-vous personne qui puisse intercéder pour vous?

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Personne. Mes concitoyens ont fait une démarche auprès des magistrats de Bruxelles : on n'a pas seulement voulu les entendre.

-Et monseigneur de Bourgogne, ne lui peut-on parler? Oui, si c'était pour d'autres gens que nous. Mais on nous pris les armes à la main; nous maraudions, et en nous défendant nous avons tué des hommes de la commune de Bruxelles. Jamais le duc ne voudra intervenir pour nous dans cette affaire. Bruxelles veut se venger, et c'est pour cela que nous mourrons.

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Mon Dieu! c'est affreux, dit la jeune fille toute påle. Mourir n'est rien, si j'avais eu peur de la mort, je ne me serais pas fait archer. Ce qui m'accable, c'est la pensée de laisser seule ma vieille mère, et aujourd'hui que je vous ai vue, Marie, je me sens plus malheureux encore de quitter la vie. Croyez-vous que je vous puisse oublier? La jeune fille baissa les yeux.

Marie, un misérable comme moi a peut-être tort de vous dire cela.

-Stoffel de Berlaer, dit la jeune fille, ce n'est point uniquement lorsqu'ils sont dans la joie et la prospérité qu'il faut aimer les gens.

L'archer considéra la jeune fille.

Marie, donnez-moi votre main.

Elle lui tendit sa petite main rose, tandis que de l'autre elle essuyait ses larmes. Stoffel porta à ses lèvres la main de la jeune Bruxelloise.

La nuit arrivait

des lueurs rougeâtres éclairaient encore le haut de la prison. Un vif éclat de lumière illumina tout à coup le perron de la porte du cipier :

Eh bien, que faites-vous là, Marie, à causer avec les prisonniers? Seriez-vous aussi devenue amoureuse de Stoffel de Berlaer, comme Stiene Smet?

Ah! ah! dit Stiene en paraissant à son tour sur le perron, vous voulez déjà me l'enlever.

-Ne soyez pas jalouse, charmante Stiene, dit l'archer, j'ai toujours beaucoup aimé à causer, et quand Dieu veut que ce soit avec une jolie fille comme Mieken, j'ai le cœur sur les lèvres.

- Vous n'êtes vraiment pas dégoûté! Mais, voyez-vous, mon bel archer, dit Stiene en montrant Mieken, ce trésor-là est à Bruxelles. Les Malinois pourront l'admirer, s'ils sont bien sages; mais c'est tout, et c'est déjà trop.

- Venez, Marie, ajouta-t-elle, nous retournerons ensemble. Quant à vous là-bas, cria-t-elle à Stoffel en riant d'un gros rire, si vous n'êtes pas plus fidèle à l'avenir, je vous planterai là et je prendrai un de vos compagnons.

LES OISEAUX, LES OISELEURS ET MARIE.

I

Le lendemain Marie revint à la prison, accompagnée cette fois de sa tante. Elle laissa bientôt Jacomyne et Trinette seules, traversa en courant le long corridor qui conduisait à la chambre de sa tante, et parvenue à l'escalier du perron, elle le descendit lentement. Puis, s'asseyant sur une des dernières marches, elle chanta de sa voix argentine:

Un jour du mois de mai de bonne heure

Je me levai,

Car je voulais aller jouer

Dans un verger fleuri. -•
J'y vis trois demoiselles

Si joliment habillées;

L'une chantait avant et l'autre après :

Harba lori fa! harba, harba lori fa! harba lori fa 1.

Et la jeune fille se mit à tracer des traits dans le sable fin qui couvrait l'escalier.

Oh! de grâce, ce n'est pas tout, n'est-ce pas ? dit Stoffel. C'est la fameuse chanson de votre duc Jean. Je savais jadis un couplet composé par lui.

-

Je vous dirai le reste, répondit Marie, si vous me chantez ce couplet.

Soit je tâcherai de me le rappeler.
L'archer chanta :

Aimable et douce, charmante et pure,
Au cœur d'or, est celle que j'aime.
Reine elle règne sur mon cœur
D'où son souvenir ne s'effacera jamais.
Une bouche incarnate et déux joues fleuries
Sont cause de mon servage 2.

1 Herba flors fa, l'herbe produit des fleurs. 2 Le couplet est de 11 vers dans l'original.

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